L’identification et le statut des langues



L’identification des langues se heurte à plusieurs difficultés (10.1.1). Du point de vue linguistique, le passage d’une langue à l’autre s’avère être graduel tant sur l’axe géographique que sur l’axe historique, et la délimitation de leur extension fluctue en fonction des critères utilisés (10.1.2). Du point de vue sociologique, le statut des langues se définit en termes politiques, institutionnels et démographiques (10.1.3).

10.1.1 Inventaire et délimitation des langues

à l’heure actuelle, il n’est toujours pas possible de fixer le nombre exact des langues parlées dans le monde. Certaines sources parlent de 5 000 langues, d’autres avancent le chiffre de 6 000. Les estimations variant à ce point, on est en droit de se demander pourquoi les linguistes ne parviennent pas à dresser l’inventaire des langues. Il semble qu’il y ait plusieurs raisons à cela.

Tout d’abord, nous manquons encore d’information quant aux langues parlées dans certaines régions du monde. En effet, il s’avère que certains territoires africains et australiens n’ont été que très peu explorés à cet effet. Remarquons entre parenthèses qu’une recherche sur le terrain requiert beaucoup de temps, de moyens financiers et de savoir-faire. De récents sondages font apparaître que dans certaines de ces régions, il reste un très grand nombre de langues à répertorier. Ainsi, Comrie (1987) annonce qu’à cet égard, et contre toute attente, la Nouvelle-Guinée s’avère être extrêmement digne d’intérêt : pas moins d’un cinquième de l’ensemble des langues parlées dans le monde y seraient localisées. Il se peut même que cette proportion soit à revoir à la hausse, dans la mesure où une partie des langues de cette île n’a pas encore pu être identifiée. Cette dernière observation vaut également pour bon nombre de langues parlées en Australie et en Afrique.

Une deuxième raison de l’imprécision est qu’il subsiste toujours un doute quant à la délimitation des langues : pour deux variétés linguistiques se trouvant dans le prolongement ou dans la proximité l’une de l’autre, il n’est souvent pas aisé de déterminer s’il s’agit de deux langues différentes ou seulement de dialectes appartenant à une seule langue. Même en Europe, où ce genre d’incertitude a pour ainsi dire disparu, le statut accordé à une variété linguistique – langue autonome ou dialecte – est autant le résultat de considérations politiques que de classifications linguistiques.

10.1.2 Critères linguistiques pour la reconnaissance des langues

Le critère le plus fréquemment utilisé pour reconnaître une langue est celui de l’intelligibilité réciproque. Lorsque deux interlocuteurs se comprennent mutuellement, on en conclura qu’ils parlent des dialectes de la même langue. Dans le cas contraire, s’ils ne se comprennent pas, on considérera qu’ils parlent chacun une langue différente. La réalité est cependant plus complexe et parfois paradoxale, même dans des régions d’Europe qui nous sont familières. La raison en est que la reconnaissance officielle d’une langue par l’État a pour corollaire l’établissement de frontières linguistiques officielles, fixées constitutionnellement. Dès lors, il est fait abstraction de certaines réalités du terrain. Dans des territoires étendus, tels l’Allemagne et l’Italie, les dialectes parlés par les habitants du nord sont pratiquement incompréhensibles pour les habitants du sud du pays, et vice versa. Il est bien connu que les Italiens de la région des Alpes ont besoin de sous-titres pour comprendre les dialogues de films mettant en scène la mafia sicilienne. L’intercompréhension n’est même pas garantie à l’intérieur d’une région comme la Flandre : les Ouest-Flamands ont beaucoup de mal à comprendre les Limbourgeois, et vice versa. En revanche, ces derniers comprennent mieux l’allemand que l’ostendais ou le brugeois. En effet, dans la zone frontalière entre l’Allemagne d’une part, et la Flandre et les Pays-Bas d’autre part, les habitants peuvent facilement se comprendre entre eux, bien qu’ils aient pour langue officielle respectivement l’allemand et le néerlandais. De leur côté, les langues Scandinaves présentent elles aussi un indice non négligeable de compréhension mutuelle. Il semble donc que la compréhension mutuelle concerne généralement des dialectes très proches les uns des autres, qu’ils appartiennent ou non à la même langue officielle.

Il existe un autre problème concernant l’intelligibilité. La compréhension d’une langue ou d’un dialecte n’est pas une question de tout ou rien. Le degré de compréhension varie en fonction de facteurs tels la familiarité, la régularité du contact et la volonté de comprendre. Il arrive aussi que seul un des deux locuteurs comprenne la langue de l’autre.

Le problème de la compréhension mutuelle et celui des frontières linguistiques et dialectales se pose en termes de continuum dialectal. Ce concept permet de rendre compte de la compréhension mutuelle qui existe entre dialectes voisins ressortissant à des langues officielles différentes au sein de la même famille linguistique. D’autre part, le concept de continuum dialectal éclaire également le fait qu’il ne suffit pas que deux dialectes appartiennent à la même langue pour que la communication soit assurée. Plus la distance entre les dialectes est grande, plus la compréhension mutuelle sera problématique. Il n’en est pas moins vrai que tous les dialectes d’un groupe ou famille de langues forment ce qu’on appelle un continuum. Comme le montre le tableau 1 ci-dessous, le continuum dialectal germanique va du Tyrol à la mer du Nord, du côté ouest, et à la mer Baltique, du côté nord.

Tableau 10.1 Quelques réalisations d’énoncés équivalents à

Comment allez-vous ?

  (sub)standard écrit réalisation phonétique
bavarois wia geht s da jetzat ? via gD:ts da jetsat
allemand standard wie geht’s dir jetzt ? vi: ge:ts dia jDtst
bas-allemand wo geit di dat nu ? vo: gait di dat nu:
néerlandais hoe gaat het met u ? hu: xa:t hBt mDt y
danois hvordan har du det nu ? voadan ha: du de: nu:
norvégien hvordan har du det no ? vurdan har dy de: no:

À côté du continuum géographique, il existe également un continuum histori que. À travers toutes les transformations que peut subir une langue, au point de donner naissance à d’autres langues, nombre de caractéristiques communes peuvent être préservées. Alors que certaines langues disparaissent de la carte – et deviennent des "langues mortes" –, de nouvelles langues surgissent à différents stades de l’histoire. Ce fut le cas du latin : les nombreuses variétés du latin (populaire) se propagèrent dans toute la zone de l’Europe allant de la Roumanie à l’Italie, et de l’Espagne jusqu’au nord de la France. On y assista à l’éclosion et au développement de langues indépendantes : le roumain, le sarde, l’italien et le rhéto-roman dans l’axe est-ouest, et l’espagnol, le portugais, le catalan, le provençal et le français, dans l’axe nord-sud.

Conventionnellement, on considère qu’une langue est morte lorsqu’elle n’est plus du tout parlée au quotidien. Toutefois, la mort d’une langue n’a pas lieu du jour au lendemain. Elle ne coïncide pas avec le décès du dernier locuteur de cette langue. La plupart du temps, une communauté linguistique connaît une période de transition au cours de laquelle ses membres abandonnent progressivement leur ancienne langue pour en utiliser une autre. Ainsi, il est possible que durant cette période transitoire l’ancienne langue reste encore vivante chez les aînés et qu’une partie de la communauté en garde la compétence (latente), alors même que la nouvelle langue est déjà communément employée.

Une autre question fondamentale se pose ici : comment peut-on constater la genèse d’une nouvelle langue si celle-ci ne se développe que progressivement à partir d’une variété d’une langue existante ? Là-dessus, les positions adoptées ne sont pas toujours consistantes. En effet, pour les langues romanes, nous avons l’habitude de dire qu’elles sont issues du latin. L’histoire retrace l’émergence de plusieurs langues différentes à partir de ce qu’il est convenu de considérer comme une seule langue. Or, pour le grec, qui a connu une tradition beaucoup plus longue que le latin, nous continuons à ne parler que d’une seule langue hellénique, nous contentant de distinguer entre le grec classique et le grec moderne, appelé aussi plus techniquement dhemotikè ‘langue du peuple’. Cette différence de traitement se justifie dans la mesure où, contrairement au latin, le grec n’a pas subi l’influence de différents substrats (voir chapitre 9.2) et que jusqu’à ce jour l’on hésite entre deux normes, la katharévousa, "l’épurée", plus proche de la forme classique, et la démotique, ou populaire, plus proche de la réalité parlée.

Comme nous pouvons le constater, il est très difficile – même pour les linguistes – d’identifier et de dénombrer avec exactitude les langues actuellement parlées dans le monde. Il reste à collecter des données supplémentaires et à affiner les critères pour arriver à un inventaire sur lequel tout le monde puisse être d’accord. Nous verrons dans la suite que la définition de ce qu’est une langue – et la classification des langues qui en résulte – est étroitement liée aux résultats et aux progrès de la sociolinguistique et des recherches en diachronie (concernant l’évolution des faits linguistiques dans le temps).


Дата добавления: 2019-09-13; просмотров: 190; Мы поможем в написании вашей работы!

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