La dimension sociale des langues



Le caractère instrumental des langues est à ce point indissociable de la vie en groupe que les préhistoriens lient la naissance du langage à l’apparition simultanée, il y a deux millions d’années chez l’homo habilis, de l’instrument concret qu’est l’outil. Chacun, d’autre part, s’approprie sa langue comme une partie de son héritage socioculturel. Comme, de surcroît, les systèmes symboliques des langues sont partiellement immotivés (XVIII : 1.2), ils s’apprennent et se pratiquent au même titre que les codes conventionnels qui règlent notre vie en société.

1.3.1. Les variétés d’une langue

Les langues contribuent à assurer l’identité et l’unité à l’intérieur des communautés humaines, mais aussi - car ce qui réunit peut aussi exclure - la différence et la ségrégation. Sensibles aux divers facteurs de différenciation qui traversent et travaillent le tissu social, elles reflètent les clivages internes qui tiennent à la localisation géographique et à l’appartenance à une classe sociale, à un milieu culturel, à un groupe professionnel ou à une classe d’âge. En France, le français standard coexiste avec d’autres variétés du français pour former un grand polysystème que structurent des constantes et des variables. On distinguera à gros traits :

• les variétés régionales : parlers et usages locaux du français ;

• les variétés situationnelles : langue soignée, courante, familière, etc. ;

• les variétés techniques : langues de spécialités (juridique, médicale, technologique, etc.);

• les variétés sociales : parler populaire, argots, etc., et sans doute aussi français standard ;

• les variétés stylistiques : langue littéraire, administrative, philosophique, mais aussi poétique, archaïque, etc.

L’idiolecte d’un locuteur, c’est-à-dire l’ensemble des usages linguistiques qui lui sont propres, se présente généralement comme la conjonction de plusieurs variétés : p. ex., d’une variété régionale et d’une variété sociale, toutes deux fixes, et de plusieurs variétés situationnelles adaptées à divers types d’échanges verbaux.

1.3.2. La norme

L’une des questions centrales traitées en sociolinguistique est justement celle de l’unicité de la norme (ou usage dominant) par rapport aux variations effectives que présente toute langue. Le français standard, par exemple, n’est qu’une variété parmi d’autres, mais qui, promue au rang de langue officielle, se trouve strictement normée et contrôlée institutionnellement. Ainsi entendue, la norme du français telle qu’elle est fixée par l’Académie française, enseignée dans les écoles et codifiée dans les manuels didactiques (grammaires et dictionnaires) ne fait que privilégier l’usage d’une région (Paris) et des milieux cultivés en général. Corollairement, les usages qui s’écartent de cette norme ont souvent été dépréciés, voire décrétés fautifs (cf. les jugements de valeur : « mauvais français », « ne se dit pas », « incorrect », etc.).

à cette conception rigide et mutilante d’un « bon usage » exclusif de tout autre - qui est encore celle de la plupart des grammaires prescriptives (2.4) - s’oppose aujourd’hui celle, plus fonctionnelle, d’une norme variant selon les situations de communication.

Un même locuteur ne s’exprime pas de la même manière dans une conversation à bâtons rompus avec un vieil ami et dans un discours officiel. Par exemple, les variantes : a. Il a demandé après lui / b. Il a demandé de ses nouvelles et a. C’était vachement chouette / b. Le spectacle était d’une infinie beauté expriment le même contenu référentiel, mais d’abord en français familier, voire vulgaire (a.), puis en français standard et recherché (b.). Le verbe aimer présente trois constructions infinitives : courante (Il aime lire), soutenue/littéraire (Il aime à lire) et complètement vieillie (Il aime de lire). C’est un fait également bien connu que le français dit « populaire » n’opère pas toujours la distinction entre lui et y, mais utilise la forme pronominale indifférenciée /i/ (J’y vais, mais aussi J’y ai dit de venir). Le lexique, enfin, fournit de nombreuses classes d’équivalences dont les termes ne se distinguent que par leur appartenance à des variétés de langue concurrentes : les locuteurs français reconnaissent dans bouffer, boulotter, becquetter et grailler des variantes familières, voire populaires, du terme standard manger.

Dès lors, qu’il s’agisse de la prononciation (accents régionaux ou accents d’affectation tels l’accent faubourien et, à l’opposé, celui de « Marie-Chantal »), du lexique ou des constructions syntaxiques, le français contemporain se démultiplie en usages spécifiques définis par leur appartenance à la gamme des registres de langue esquissée ci-dessus.

Nous savons tous par expérience, et ne serait-ce que pour avoir un jour été identifiés d’après notre « accent » perçu comme régional ou étranger, que les « façons de parler » individuelles sont souvent interprétées comme des indices de notre appartenance à un milieu ou de notre origine géographique.

Enfin, si parler une langue c’est en avoir intériorise la grammaire au sens large du terme (2.3) et avoir ainsi acquis une compétence langagière (3.1), force est de constater qu’un locuteur français possède une gamme plus ou moins étendue de compétences sous-jacentes aux usages qu’il fait de sa langue maternelle. Les unes, que l’on peut qualifier d’activés, correspondent aux formes et aux registres de langue qu’il emploie spontanément ; les autres, dites passives, lui permettent d’identifier et d’interpréter des tournures et des usages qu’il n’utilise pas spontanément.

Bibliographie. — P. Bourdieu, L’économie des échanges linguistiques, Langue française, 33, 1977, p. 17–34 – Cahiers de linguistique sociale, 1, 1977; Langue française, 16, La norme, 1972; 54, Langue maternelle et communauté linguistique, 1982 – H. Frei, 1929 – E. Genouvrier, Quelle langue parler à l’école? Propos sur la norme du français, Langue française. 13, 1972, p. 34–51 ; Naître en français, Larousse, 1986 – W. Labov, Sociolinguistique, Ed. de Minuit, 1976 – B. Muller, Le français d’aujourd’hui, Klincksieck, 1985, p. 35–52 et 134–295 – D. Leeman-Bouix, 1994.

Le nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, P., 1993

La transcription phonétique du Nouveau Petit Robert

Pourquoi une transcription phonétique ?

L’orthographe française a été fixée pour l’essentiel, après bien des hésitations, par les grammairiens de la fin du XVIe siècle. Il fallait mettre un peu d’ordre dans l’écriture. Ainsi l’alphabet latin, utilisé pour le français écrit, comprenait 6 voyelles, alors que l’évolution de la langue orale conduit а distinguer 16 voyelles aujourd’hui. Mais le désir de rapprocher l’écrit de l’oral était contrarié par le désir aussi légitime de renforcer les liens graphiques avec la langue mère, le latin : ainsi a-t-on corrigé tens en temps а cause de tempus, doi en doigt а cause de digitum. La langue orale a continué d’évoluer alors que les graphies se sont stabilisées en gardant de nombreuses traces de l’étymologie latine.

L’écart entre le code écrit et le code oral n’a cessé de se creuser, le second ne pouvant être déduit du premier ; d’où la nécessité de noter la prononciation. D’anciens dictionnaires de langue (tels le Dictionnaire général v. 1900, ou le premier Grand Robert) avaient fait des tentatives de notation de « prononciation » en translittérant le mot tant bien que mal à l’aide d’une orthographe simplifiée qui variait d’un ouvrage à l’autre.

Nous avons choisi dès 1964 de donner une prononciation avec les signes de l’Association internationale de phonétique ou A.P.I., utilisés par les phonéticiens (le sigle A.P.I. désigne souvent l’alphabet lui-même par souci de simplification). Le programme de l’A.P.I. est simple mais cependant ambitieux. Il se propose de faire correspondre un symbole à chaque son distinctif, dans une langue donnée, de telle sorte qu’un même son soit noté par le même symbole et qu’un symbole corresponde toujours au même son. L’alphabet de l’A.P.I. est aujourd’hui adopté internationalement.

Le Nouveau Petit Robert a fait l’objet d’une révision intégrale de la phonétique. Une comparaison avec le Petit Robert de 1967 et le Grand Robert permet d’évaluer le chemin parcouru tant sur le plan de l’évolution de la prononciation que sur celui des principes théoriques qui ont guidé notre travail. La comparaison nous a permis de constater que certains points du système phonétique français étaient stables et d’autres en mutation. De même que l’enrichissement du vocabulaire donne l’image d’une langue vivante, de même le réajustement de certaines prononciations selon l’usage actuel peut sensibiliser le lecteur du dictionnaire aux tendances évolutives des sons du français.

Tendances dans l’évolution du système des sons

Les semi-consonnes

La syllabation a une influence sur la prononciation dans différents cas. Pour éviter le hiatus, en général les voyelles les plus fermées du français [i], [y], [u], suivies d’une voyelle prononcée, ne sont pas syllabiques et donc se comportent comme des consonnes. Ainsi on prononce su [sy] mais suie [sPi], pie [pi] mais pied [pje], fou [fu] mais fouet [fwD]. Cette variation consonantique, qui est automatique chez les Parisiens, n’est pas toujours perçue et de plus, elle tend à se produire moins systématiquement. On entend actuellement muette [myDt] et non [mPDt] ou fluide [flyid]. Nous avons cependant transcrit ces mots selon l’ancien usage, en maintenant une règle dont l’application est assez flottante, mais qui aide à maintenir l’opposition entre pied [pjD] et piller [pijD] ainsi que la prononciation [wa] du digramme oi.

La syllabation se manifeste aussi pour isoler par analyse les éléments savants d’un mot : bio/type [bjotip] mais bi/oxyde [biCksid].

Le e instable

Dans la version 1993, nous avons souvent maintenu un [(B)] en syllabe initiale des mots afin de distinguer les cas ou ce e instable peut tomber (ex. petit [p(B)ti], nous gelons [F(B)lT], de ceux où il ne tombe jamais (belette [bBlDt], nous gelions [FBljT]). Nous l’avons toutefois supprimé lorsqu’il figurait entre parenthèses à la fin des mots terminés par deux consonnes prononcées (ex. porte qui était transcrit [pCrt(B)]) ; nous prenions alors en compte la prononciation du mot en discours. Mais actuellement, la prononciation de ce e instable dépend moins de sa place dans l’énoncé et on entend souvent dire une porte fermée [ynpCrtfDrme].

Les liaisons

Le problème posé par les liaisons ressemble à plus d’un titre à celui du e instable. On peut distinguer les liaisons obligatoires (déterminant + nom : un homme [XnCm], un grand homme [XgrStCm] ou pronom + verbe : ils ont [ilzT], ils en ont [ilzSnT], nous nous en allons [nunuzSnalT]), les liaisons « interdites » (principalement nom au singulier + adjectif : l’enfant adorable [lSfSadCrabl] et les liaisons facultatives principalement après les verbes : il chantait une chanson [ilGStD(t)ynGSsT] ou après les noms au pluriel : des enfants adorables [dezSfS(z)adCrabl]). Comme pour le e instable, la liaison facultative joue un rôle important en tant qu’indice du niveau plus ou moins familier du discours ; jongler avec la liaison comme avec le e instable marque l’aisance du locuteur face aux usages multiples de la langue. Il n’y a qu’à écouter les hommes politiques pour sentir comment ils jouent de la liaison facultative ; ils la suppriment quand ils veulent créer une connivence avec les journalistes ou le public, et ils la maintiennent quand ils veulent donner plus de poids à leur dire. Une personne qui fait trop de liaisons facultatives risque d’avoir l’air emprunté, et celle qui fait une liaison « interdite » (ou absente) risque de se disqualifier aux yeux de ses interlocuteurs. La tendance du français commun dans la conversation est de s’en tenir aux liaisons obligatoires même si la maîtrise des liaisons facultatives est souvent souhaitable dans des registres de langue soutenue. Nous avons indiqué à l’intérieur de l’article certaines liaisons obligatoires surtout dans le cas des nasales, car la liaison se fait avec ou sans dénasalisation (ex. bon anniversaire [bCnanivDrsDr] mais aucun ami [okXnami]), et aussi dans certains syntagmes en voie de lexicalisation (ex. de but en blanc [dBbytSblS]).

Un cas de non liaison : le h aspiré

Traditionnellement, il y a élision et liaison devant les mots commençant par une voyelle ou par un h muet (l’eau [lo], les eaux [lezo] ; l’habit [labi], les habits [lezabi]).

En revanche, devant les mots (le plus souvent d’origine germanique) commençant par un h dit aspiré (noté [‘] dans les entrées du dictionnaire), on ne fait ni élision, ni liaison (le haut [lBo], les hauts [leo]). Pour éviter de confondre haut et eau dans le discours, haut est transcrit [‘o].

Cette marque [‘] a été étendue à des mots devant lesquels on ne fait ni liaison ni élision, en particulier les noms de nombre (onze [‘Tz]) et beaucoup de mots commençant par la lettre y suivie d’une voyelle prononcée, car le début de ces mots est perçu comme une consonne (yaourt [‘jaurt]). Ainsi hiéroglyphe a été transcrit [‘jerCglif] malgré son origine grecque, à cause du son [j] initial qui favorise l’absence de liaison.

Consonnes doubles ou géminées

Une tendance à la simplification des géminées apparaît nettement. Ainsi, dans la préface du Petit Robert de 1967, nous disions des géminées : « Elles se prononcent presque toujours dans certains mots savants ou étrangers et à l’articulation d’un préfixe avec un radical (illégal). » Une comparaison des transcriptions de ces mots fait apparaître que beaucoup de géminées, autrefois considérées comme obligatoires, ont été notées comme facultatives ou bien supprimées. C’est dans les mots à préfixe non modifiable que les géminées résistent le mieux, ainsi dans interrègne [RtDrrDQ] plutôt que dans irresponsable [i(r)rDspTsabl].

Consonnes muettes

On constate une tendance à prononcer des consonnes écrites autrefois considérées comme consonnes muettes. Selon l’usage de plus en plus fréquent, nous avons noté un [(t)] à la fin d’un certain nombre de mots (but [by(t)]) et même parfois à l’intérieur de certains mots (amygdale [ami(g)dal], dompteur [dT(p)tZr]). La prononciation de ces consonnes est néanmoins toujours considérée comme abusive par les puristes et par bien des pédagogues. Dans ce cas, l’influence de l’orthographe est déterminante.

Évolution du système vocalique

Si l’on s’en tenait à noter la prononciation commune aux francophones, on aurait noté un seul son (archiphonème) pour les « voyelles à deux timbres », par exemple E pour regrouper [e] et [D], A pour [a] et [A], O pour [o] et [C] et OE pour [V] et [Z] et même [B]. Cette notation réduirait le système vocalique du français à 10 voyelles au lieu de 16. Mais la prononciation standard (notamment à Paris) conserve encore les oppositions e/D (ex. épée/épais) et o/C (ex. saute/sotte).

Pour les personnes faisant une différence entre [e] (fermé) et [D] (ouvert) en syllabe finale de mot, l’usage est de généraliser une prononciation [D] pour la graphie -ai. Ainsi j’ai, quai, gai autrefois prononcés avec [e] ont tendance à se prononcer [FD], [kD], [gD]. De même, le futur et le passé simple des verbes en -er ont tendance à se prononcer avec [D] comme le conditionnel et l’imparfait (ex. : je chantai [GStD] et je chanterai [GStrD]). Quant à l’opposition V/Z (ex. jeûne/jeune), elle se maintient surtout grâce à l’alternance masculin/féminin du type menteur [mStZr], menteuse [mStVz]. Tous ces faits nous ont conduits à garder le système vocalique du français avec 16 voyelles.

Si la prononciation d’Île-de-France est généralement considérée comme une prononciation de référence (à tort ou à raison), un accent trop « parisien » est au contraire considéré comme populaire ou archaïque. Ainsi l’ancienne prononciation des mots en -ation [AsjT] nous a semblé vieillie, nous avons donc noté [asjT] (ex. éducation [edykasjT]). L’ancienne prononciation parisienne gare [gAr], ressentie comme populaire, a été éliminée et là aussi nous avons noté un [a].

Cette évolution nous a amenée à reconsidérer certaines de nos positions sur l’homonymie et à envisager comme de possibles homonymes (notés HOM. poss. dans la rubrique finale) de nouvelles unités :

1) Des mots ne se distinguant que par les voyelles [a] et [A] ou [R] et [X] prononcées de façon identique par beaucoup de Français (ex. ta et tas ; brin et brun).

2) Des mots ne se distinguant que par les voyelles [e] et [D] et même [o] et [C] en syllabe non finale de mot (ex. pécheur et pêcheur ; méson et maison ; chauffard et schofar).

Dans cette révision des homonymes, nous avons mis en relation certaines formes verbales conjuguées qui pourraient être confondues à l’oral. Ainsi le verbe savoir est rapproché des verbes saurer, suer et sucer par l’intermédiaire de formes fléchies homophones, et pour certaines formes, les verbes allaiter et haleter ont une prononciation commune (ex. [DlalDt] pour elle allaite ou elle halète).

Choix de présentation de la phonétique

Dans le cas de réalisations phonétiques multiples, nous avons choisi de noter une seule des variantes possibles, de préférence la plus conforme à la prononciation récente des locuteurs urbains éduqués d’Île-de-France et de régions voisines, en espérant ne pas choquer les utilisateurs d’usages plus anciens, ruraux ou de régions où subsiste soit un bilinguisme, soit l’influence d’une autre langue ou de dialectes (par ex. Occitanie, Bretagne, Alsace...).

Il y a cependant une exception à cette préférence pour la transcription unique : les emprunts. Entre la prononciation proche de la langue d’origine et une prononciation totalement francisée, coexiste toute une gamme de prononciations intermédiaires. En général, nous avons mis en première position la prononciation la plus « francisée », suivant ainsi l’usage du plus grand nombre et les recommandations officielles d’intégration des mots étrangers au système français. Les pluriels des emprunts ont souvent été mentionnés à l’intérieur des articles. Nous avons renoncé à indiquer la prononciation correspondante, en particulier pour le -s final des emprunts à l’anglais ou à l’espagnol. Une transcription normative justifierait que l’on note le s du pluriel, mais pour les emprunts la tendance actuelle est de traiter ces mots « à la française », c’est-à-dire de ne plus prononcer le -s final. Ainsi on prononce actuellement des jeans plus souvent [dFin] que [dFins].

Parfois un mot comporte plusieurs formes graphiques qui peuvent aussi correspondre à plusieurs formes phonétiques.

Dans un souci d’harmonisation de l’orthographe et de la prononciation, il aurait été souhaitable d’assortir chaque orthographe de la prononciation qui lui correspondait le mieux. Mais, à cause d’une certaine indépendance du code oral par rapport au code écrit, cela n’a pas toujours été possible. Parfois, nous avons présenté des entrées différentes assorties chacune de sa prononciation, mais ailleurs, nous avons noté toutes les variantes phonétiques au premier mot en entrée.

La transcription phonétique est systématique pour toutes les entrées. Cependant, il est inutile, et même peu réaliste de transcrire les éléments, car leur prononciation varie souvent selon les mots. De plus, quand certains dérivés constitués selon les principes de dérivation usuels en français ont été traités à l’intérieur d’un article, nous n’avons pas jugé utile de les transcrire : ainsi l’entrée glaciologie ayant été transcrite, nous n’avons pas donné la prononciation de glaciologue dont la terminaison est identique à celle de cardiologue, selon un modèle régulier.

Aliette LUCOT-SARIR

 

Arrivé M., Gadet F., Galmiche M., La grammaire, d’aujourd’hui : guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion, 1992

Orthographe

L’orthographe est la manière de manifester par écrit une langue conformément aux règles en vigueur à l’époque considérée. Cette notion de règle actuellement en vigueur distingue l’orthographe de la graphie : dans le mot orthographe, l’élément ortho- signifie « correct », comme dans le vieux mot orthoépie*, pendant de l’orthographe au niveau du discours oral. Pour un mot, par exemple vêtir, il existe, sauf exception rarissime (type bleuet, bluet; clé, clef),une seule orthographe, mais plusieurs graphies possibles : archaïques, c’est-à-dire conformes aux règles d’une époque révolue (vestir); fautives (*vaitir, *vétire, etc.) ; conformes aux règles, non orthographiques, d’un système de notation phonétique ou phonologique ([vetiR] et /vetir/ selon l’A.P.I.), etc. La forme des langues telle que la manifestent leurs orthographes traditionnelles est rarement en tout point conforme à leur forme orale. En français, la distance entre les deux formes est particulièrement importante. D’où la difficulté de l’orthographe française, et le poids qu’elle a acquis non seulement dans l’appareil scolaire — où l’exercice de la dictée conserve une place déterminante — mais également comme mode de sélection sociale.

Une langue se manifeste essentiellement sous deux aspects : l’aspect sonore (oral) et l’aspect graphique (écrit). Soit la phrase : le colibri est un petit oiseau des îles. Elle peut être manifestée par un enchaînement de sons articulés par une voix humaine (voir phonétique). Mais elle peut également apparaître sous l’aspect d’une suite de dessins, les lettres, traces laissées sur une surface (papier, tableau, écran, etc.) par une substance (encre, poudre de craie, rayonnement, etc.) qui y est mise en forme à l’aide d’un instrument (plume, caractères typographiques, bâton de craie, etc.). Il existe des traits communs entre ces deux façons de manifester le discours : dans l’un et l’autre cas, un effort musculaire (celui des organes phonateurs ou des muscles du bras et de la main) ou mécanique met en mouvement une substance (l’air, l’encre, etc.). Les éléments de la chaîne orale et ceux de la chaîne écrite ont les uns et les autres une fonction distinctive, pour une part indépendante des particularités de leur réalisation : tout comme le phonème /r/a la même fonction, qu’il soit réalisé comme « roulé », « spirant » ou « grasseyé », la lettre r a la même fonction, qu’elle soit manuscrite, dactylographiée, imprimée, etc. Mais il y a d’importantes différences entre l’oral et l’écrit. La plus évidente est que la manifestation orale est fugitive (sauf si on l’« enregistre » sur un disque, une cassette, etc.) alors que la manifestation écrite est, sauf cas particulier, plus ou moins durable. On observe également que l’écriture fait apparaître des délimitations qui ne sont pas perceptibles au niveau du discours oral : la phrase orale citée ne comporte pas de pause, alors que la phrase écrite présente des plages blanches entre les unités que constituent les mots.

Les relations entre les deux aspects de la manifestation de la langue peuvent être décrites de deux façons différentes :

1. La conception la plus courante consiste à décrire la manifestation écrite comme une représentation (plus ou moins fidèle) de la manifestation orale. L’écriture est alors seconde par rapport à la voix, dont elle n’est en quelque sorte que le vêtement, voire le déguisement.

2.Mais il est également possible de soutenir que chacune des deux manifestations constitue une forme spécifique de la langue, susceptible d’être étudiée de façon indépendante. Ainsi on a pu dire, à propos du français ou de l’anglais, qu’il est tout aussi légitime de remarquer le peu d’adéquation du système oral au système écrit que de faire la constatation inverse, plus conforme à la tradition. Dans une telle optique, on n’institue pas la relation hiérarchique de secondarité (et de subordination) de l’écrit par rapport à l’oral.

Inévitablement, ces deux conceptions opposées entraînent des définitions différentes de l’unité minimale du système graphique, le graphème, distinct de la lettre comme le phonème l’est, mutatis mutandis, du son. Compte tenu de la visée spécifique de cet ouvrage, on s’en tiendra, pour l’essentiel, à la première conception, bien que l’appareil notionnel qu’elle met en place, notamment la définition du graphème, soit sans doute moins rigoureux que celui de la seconde conception.

Il existe plusieurs systèmes de manifestation écrite des langues. Certains systèmes notent, sans les analyser en éléments plus petits, les unités signifiantes que sont les mots ou les morphèmes. Les unités des écritures de ce type reçoivent le nom traditionnel d’idéogrammes (on a proposé la désignation plus exacte de morphémogrammes).Quoique non homogènes — ils comportent l’un et l’autre des éléments phonographiques — le système hiéroglyphique de l’égyptien ancien et le système de caractères du chinois donnent des exemples d’idéogrammes. D’autres systèmes notent les syllabes : les unités en sont les syllabogrammes. Les autres enfin comportent un inventaire d’éléments, les lettres de l’alphabet*, qui correspondent, de façon plus ou moins précise, aux phonèmes de la manifestation orale. Ce sont les systèmes alphabétiques. Les langues européennes contemporaines utilisent de tels systèmes. L’alphabet latin est le plus répandu. Il est concurrencé, en Europe, par l’alphabet cyrillique (pour le russe) et l’alphabet grec. Le français utilise l’alphabet latin. Toutefois il existe au sein de ce système alphabétique certains éléments qui relèvent d’un système idéographique : le signe † utilisé devant un nom propre pour marquer que la personne qui le porte est morte; les signes tels que § (« paragraphe ») et & (« et »), les sigles de certaines monnaies ($ pour « dollar », £ pour « livre sterling », etc.), et surtout les chiffres et autres signes arithmétiques, qui se lisent de façon différente selon la langue du texte où ils apparaissent : 7 est lu sept par un français, sieben par un allemand, sette par un italien, etc. Ce fait indique que 7 représente non pas les signifiants sept, sieben, sette mais le signifié arithmétique, censé unique, auquel de leur côté renvoient les signifiants. L’usage des idéogrammes semble se développer dans certains secteurs de l’usage contemporain : la publicité utilise communément le dessin d’un cœur (en outre souvent de couleur rose) ( ©) comme idéogramme du verbe aimer : j’© la grammaire, j’achète la grammaire d’aujourd’hui ! Les catégories grammaticales elles-mêmes ont, épisodiquement, une manifestation idéographique; le redoublement des abréviations MM. (pour Messieurs), pp. (pour pages),§§ (pour paragraphes)marque le pluriel, sans le limiter à deux unités. Enfin, certains signes de ponctuation* ont un fonctionnement idéographique.

Mis à part ces éléments qui restent marginaux, le système est alphabétique. Mais on constate immédiatement que la correspondance entre les deux manifestations écrite et orale est loin d’être parfaite. Dans la phrase citée au début de l’article, le mot colibri présente un exemple de coïncidence terme à terme (biunivoque) entre les 7 phonèmes et les 7 lettres qui le constituent :

k C l i b R i
c o l i b r i

Mais il n’en va pas de même pour le mot oiseau, qui comporte quatre phonèmes /w/,/a/, /z/, /o/,et six lettres. Le digramme* oi correspond au groupe de deux phonèmes /wa/, sans qu’il soit possible d’affecter o à /w/ni i à /a/. La lettre s note ici le phonème /z/, alors que dans d’autres cas elle note le phonème /s/ : sot. Enfin le trigramme* eau note le phonème /o/. Dans le mot petit, le t final correspond effectivement au phonème /t/. Mais celui-ci ne se manifeste oralement que parce qu’il apparaît devant l’initiale semi-vocalique /wa/ de oiseau (voir liaison). Il n’apparaîtrait pas devant l’initiale /v/ de volatile. Il en va de même pour le s de des, qui n’a de correspondant oral, sous la forme /z/, que parce qu’il est situé devant une voyelle. Enfin, le mot îles présente plusieurs phénomènes intéressants : le /i/pourtant phonologiquement identique aux deux /i/ de colibri, y est noté, de façon différente, par î ; le e et le s ne correspondent à aucun élément de la chaîne orale. Ils n’ont toutefois pas le même statut : le e apparaît constamment dans la graphie du mot île, alors que le s n’est présent que lorsque le mot est au pluriel. La lettre s constitue donc la marque de la catégorie morphologique du pluriel qui, apparente au niveau du code écrit, ne l’est pas au niveau du code oral.

Ces phénomènes, variés, complexes et, pour certains, apparemment étranges, s’expliquent par la structure spécifique de l’orthographe française. On peut en décrire les grandes lignes de la façon suivante.

Les lettres de l’alphabet sont, selon le cas, chargées de trois fonctions différentes :

A.Elles peuvent correspondre aux phonèmes du code oral. Elles ont alors une fonction phonographique, d’où leur nom de phonogrammes. Mais cette correspondance obéit elle-même à des règles complexes, comme le montre le tableau synoptique de correspondance. On y constate en effet les deux ordres de faits suivants :

1. La correspondance quantitativeentre un phonème et une lettre, observée dans de nombreux cas (voir l’exemple de colibri) n’est pas généralisée :

a) Il est fréquent qu’un phonème unique soit marqué par un groupe de deux lettres (digramme) ou de trois lettres (trigramme). Exemples :

— voyelles : la voyelle /o/est notée selon le cas par une lettre (o ou ô), par un digramme (au) ou par un trigramme (eau); les voyelles nasales ne sont jamais marquées que par des digrammes ou des trigrammes comportant une consonne graphique n ou m marquant la nasalité : /S/ est noté par les digrammes an, am, en et em et par les trigrammes aon (paon, faon) et aen (Caen).

semi-voyelles : elles sont notées selon le cas par une lettre, un digramme ou un trigramme. Ainsi /j/est noté par i (diable), y (yeux), par le digramme il (rail) ou le trigramme ill (feuillage).

— consonnes : une seule consonne, /v/, n’est jamais marquée que par une lettre (v, w, f dans les cas de liaison du type neuf heures). Les consonnes /G/, /Q/ et /E/ ne sont jamais marquées que par des digrammes ou trigrammes (respectivement ch/sch, gn et ng ). Les autres consonnes sont marquées selon le cas par une lettre, un digramme, parfois un trigramme : ainsi /k/ a alternativement pour marques les lettres c, k et q, les digrammes ce, qu, ck, ch (chœur), cq (Lacq) et les trigrammes cqu (acquitter) et cch (saccharine).

b) Inversement, il existe une lettre, x, qui correspond à un groupement de deux phonèmes, /ks/ dans axe, /gz/ dans examen. Seuls font exception à cet usage dix ([dis]) et six ([sis]), ainsi que quelques noms propres : Bruxelles, Auxerre, Auxonne, etc., qui ont pour prononcia tion traditionnelle [brysDl], [osDr], [osCn], où x correspond au phonème /s/. En liaison, ainsi que dans sixième et dixième, x correspond à/z/.

c) La lettre h ne correspond jamais à aucun phonème (en dehors du digramme ch où elle contribue selon le cas à la marque de /G/ ou de /k/) :

—à l’initiale d’un mot, elle est selon le cas dite « aspirée », et a alors pour effet de bloquer tout phénomène d’élision* et de liaison* (le harnais, les harnais, [lBaRnD], [lDaRnD]) ou dite « muette » (l’huile, les huiles, [lPil], [lDzPil]). Sa fonction linguistique, très résiduelle, se situe alors exclusivement au niveau de l’identification des mots (voir plus bas) ;

—à l’intérieur d’un mot entre deux voyelles, elle marque, en alternance avec l’absence de toute lettre, l’hiatus* : cahot/chaos.

d) La lettre e correspond dans certains de ses emplois au e dit « muet » ou « caduc », qui selon le cas se prononce [B] ou ne se prononce pas (voir phonétique). Aux renseignements fournis à cet article on ajoutera ici le traitement de l’e caduc au voisinage d’une voyelle : e n’est jamais prononcé : asseoir [aswaR], nettoiement [netwamS]. En fin de mot, e fonctionne fréquemment comme marque, exclusivement graphique, du féminin : polie, barbue (voir plus bas, ainsi que genre et adjectif).

2. La correspondance qualitativeentre les phonèmes et les lettres n’est pas généralisée. Le tableau synoptique donne des exemples des deux types de faits suivants :

a) à un phonème correspond toujours (sauf pour le phonème /E/ d’introduction récente) plus d’une marque graphique. Pour prendre l’un des exemples les plus simples, le phonème /v/ est noté par v (dans vide), par w (dans wagon)et par f (dans neuf heures).

b) à une marque graphique correspond presque toujours plus d’un phonème. Ainsi le w marque, dans wagon, le phonème /v/. Mais il marque aussi, dans water, le phonème /w/.

Compte tenu des descriptions qui viennent d’être faites des correspondances entre l’écrit et l’oral, on voit en quoi le système orthographique français s’éloigne de la biunivocité d’un système tel que l’API. Dans ce système, les relations entre les unités des deux plans sont notées de la façon suivante :

Dans le système de l’orthographe, les relations sont notées d’une façon infiniment plus complexe (encore l’exemple choisi est-il des plus simples) :

Ces phénomènes sont encore compliqués par l’intervention des deux autres fonctions des lettres.

B.Comme on l’a aperçu lors de la description du mot îles ou des mots polie et barbue, certaines lettres (ou groupes de lettres), privées de manifestation orale, ont une fonction morphologique : elles indiquent, exclusivement dans la graphie, les catégories morphologiques qui affectent les mots. Si on compare les réalisations écrite et orale de : leurs livres restaient ouverts ([lœRlivRDstDtuvDR]), on constate que la marque du pluriel est manifestée à quatre reprises (3 fois par -s, une fois par -ent)dans la phrase écrite, alors qu’elle ne l’est pas du tout dans la phrase orale, qui est exactement homophone* de la phrase correspondante au singulier. On dit que les éléments qui marquent dans l’écriture les catégories morphologiques sont des morphogrammes.

Les morphogrammes interviennent dans la grammaire et dans le lexique.

Dans la grammaire, ils apparaissent au niveau du syntagme nominal dans la flexion du nom et de l’adjectif, accessoirement dans celle des déterminants et des pronoms. Dans le syntagme verbal, ils jouent une fonction importante dans la flexion du verbe. On se contentera ici de donner quelques exemples simples de faits qui sont étudiés avec plus de détails à adjectif, conjugaison, genre, indéfinis, interrogatifs, nombre, personnels et possessifs.

1.  Genre du nom et de l’adjectif : ami, amie; bancal, bancale. Parmi les déterminants, seuls les interrogatifs-exclamatifs et l’indéfini nul présentent une opposition de ce type, exclusivement graphique : quel, quelle; nul, nulle (on remarquera la gemmation* du l au féminin). À ce titre, on peut dire que -e est le morphogramme du féminin, même s’il apparaît également à la finale de nombreux mots masculins (agile, frêle, obèse, etc.).

2.  Nombre du nom et de l’adjectif :c’est ici l’-s, parfois suppléé par 1’-x qui fonctionne comme morphogramme du pluriel : pomme, pommes; joli, jolis; tableau, tableaux; nouveau, nouveaux. Parmi les déterminants, de nouveau les interrogatifs-exclamatifs : quel, quels, les indéfinis certain(s) et quelque(s), les possessifs de 3e personne leur, leurs, dont la particularité est de marquer graphiquement le nombre sans marquer le genre. Parmi les pronoms, les formes il, ils et elle, elles (ces dernières fonctionnant et comme formes conjointes et comme formes disjointes : elles, elles travaillent), celle et celles.

Les morphogrammes -e du féminin et -s du pluriel peuvent s’enchaîner : ami, amie, amies; bancal, bancale, bancales; quel, quelle, quelles (mais leur, leurs, sans formes *leure ni *leures).

Dans le système verbal, les morphogrammes interviennent comme marque de la personne (j’aime, tu aimes; je (tu) fais, il (elle) fait), comme marque du nombre (il travaille, ils travaillent), de façon plus limitée comme marque du mode (j’ai, (que) j’aie).

Dans le lexique, les morphogrammes interviennent pour signaler la relation entre les formes fléchies d’un mot : le -t final de petit marque la relation avec la forme de féminin petite. Ils indiquent également la relation entre une forme simple et une forme dérivée : le -d de marchand ou le -et de respect indiquent la relation entre les formes simples et leurs formes dérivées telles que marchander, marchandise ou respecter, respectable.

Remarque. — Dans cette description des morphogrammes, on n’a retenu que des éléments qui n’ont pas de manifestation orale. Il ne serait théoriquement pas impossible de considérer comme morphogrammes les marques flexionnelles qui ont en outre une manifestation orale : dans l’opposition je marche, nous marchons, il est incontestable que -e est différent de -ons dans l’écriture, même si cette différence a son pendant dans la prononciation (où elle prend la forme zéro vs [T]). Un tel point de vue, quoique théoriquement légitime, aurait l’inconvénient d’occulter un caractère frappant du français : la distance qui existe entre les manifestations orale et écrite des catégories morphologiques. Il faut toutefois rappeler que plusieurs morphogrammes (par exemple -s, -x, -t) ont une manifestation orale dans les cas de liaison* : trait qui manifeste l’extrême complexité des relations entre l’oral et l’écrit.

C.L’orthographe a fréquemment pour fonction de distinguer entre eux des éléments homophones*. La forme [vDR] de l’oral peut correspondre aux cinq orthographes ver, vers, verre, vert et vair, qui ont pour fonction de distinguer cinq mots différents (encore vers reste-t-il équivoque, puisqu’il correspond à trois homonymes*). Les lettres utilisées dans ces mots continuent à avoir la fonction de phonogrammes : le tableau de la page 463 laisse prévoir la manifestation de [vDR] par ver, vers, verre, vert et vair. Mais elles ont en outre une fonction distinctive à l’égard des unités signifiantes que sont les mots. De ce point de vue, elles se rapprochent des idéogrammes dont il a été question plus haut : les graphies verre et vert opposent les unités « verre » et « vert » sans référence à la réalisation orale [vDR], même si cette manifestation se trouve de surcroît notée. On donne souvent à ces réalisations graphiques le nom de logogrammes. On trouvera p. 462 et suiv. un tableau des principales distinctions opérées par les logogrammes. Ce tableau fait apparaître les faits suivants :

a) les formes distinguées entre elles sont le plus souvent des mots. Mais il peut également s’agir de groupements de mots : lent est ainsi distingué de l’an, où l’on reconnaît l’article défini l’ et le nom an.

b) les formes distinguées entre elles sont le plus souvent de peu de syllabes. On remarque notamment la prédominance des formes monosyllabiques. C’est là un aspect important de la structure formelle du français : les monosyllabes (et d’une façon générale les formes ayant peu de syllabes) y sont nombreux. Or les combinaisons de phonèmes dans un monosyllabe — en outre limitées par les règles de compatibilité phonologique — ne sont pas en nombre infini. Il estdonc inévitable qu’il y ait, au niveau de l’oral, des collisions homonymiques manifestées par l’homophonie de plusieurs unités. En revanche, l’orthographe rend possible la distinction graphique d’un grand nombre d’homophones, tout en laissant subsister un certain nombre d’homonymes absolus, à la fois homographes et homophones (louche, louer, faux, coupe, vol, vers, etc.).

c) pour constituer les logogrammes, l’orthographe utilise les différentes possibilités de représentation phonographique énumérées dans le tableau de correspondance. Mais elle fait également appel aux lettres étymologiques, qui rappellent la forme de l’étymon* du mot concerné. Ainsi -gt dans doigt (distinct de dois, doit)et dans vingt (distinct de vins, vain, vaint, vainc, etc.) rappelle les étymons latins des deux mots, digitum et viginti. Il arrive d’ailleurs que l’étymologie ainsi signalée soit historiquement inexacte : ainsi le -d- de poids (distinct de pois et de poix)rappelle le latin pondus, alors que l’étymon réel de poids est pensum.

D’une façon plus générale, certaines lettres ont une fonction logogrammatique même lorsqu’il n’existe pas de phénomène d’ho-mophonie. Elles contribuent alors à caractériser graphiquement le mot concerné. Ainsi, on peut dire que le h- de homme (étymologique : latin hominem) et de huit (non étymologique : latin octo)est un logogramme, bien qu’il n’existe pas d’homophone [Cm] (ohm, en physique, se prononce [om]) ni [Pit]. Beaucoup de consonnes doubles (voir gémination) ou de groupements de consonnes contribuent ainsi simultanément à rappeler l’étymon du mot et à le caractériser graphiquement : appeler (susceptible d’être distingué de à peler), descendre (susceptible d’être distingué de des cendres), science, etc. Le plus souvent muettes, les lettres étymologiques en sont venues dans plusieurs cas à se prononcer : phénomène d’influence de l’orthographe sur la prononciation, observé dans des mots tels que objet (comparer avec sujet, qui s’est longtemps orthographié subject), flegme (qui a pour doublet* flemme), présomptueux, exact, verdict, etc., ou les consonnes doublées dans la prononciation de collègue, grammaire, etc. Dans dompter et legs,les consonnes -p- et -g- parfois prononcées, sont faussement étymologiques : dompter a pour étymon domitare, et legs est un déverbal* de laisser.

Comme on a pu le constater, on s’est pour l’essentiel tenu, dans la description de l’orthographe française qui vient d’être donnée, à la première des deux conceptions possibles de la manifestation écrite (voir p. 444) : on a présenté l’orthographe dans ses relations avec la manifestation orale de la langue. Simultanément, on a constaté que la notion de graphème, alléguée page 444 comme pendant de la notion de phonème*, n’a pas eu à être employée : on a pu se contenter de la notion de lettre (et de groupement de lettres : digrammes et trigram-mes). Il n’est toutefois pas impossible, même dans l’optique choisie ici, de donner une définition du graphème. Cette définition sera faite par référence à la triple fonction des unités de la chaîne écrite :

— comme phonogramme, le graphème sera défini comme la plus petite unité graphique (lettre, digramme ou trigramme) correspondant à un phonème. Ainsi la lettre o, le digramme au, le trigramme eau sont des graphèmes. Une exception est à prévoir pour x, graphème correspondant le plus souvent (voir p. 447) à un groupement de deux phonèmes ;

— comme morphogramme, le graphème sera défini par référence à la catégorie linguistique dont il constitue la marque écrite. Le –e du féminin, l’-s ou l’-x du pluriel des noms et des adjectifs, le -(e)nt de la 3e personne du pluriel des verbes sont à ce titre des graphèmes ;

— comme logogramme, le graphème sera défini par référence à sa fonction distinctive. Ainsi, le digramme -gt de doigt ou de vingt est un graphème, dans la mesure où il identifie le mot qu’il affecte par opposition à ses homophones.

Toutefois, l’inventaire des graphèmes que font apparaître ces définitions est très chargé : plus de 130 pour les seuls phonogrammes, beaucoup plus si on y ajoute morphogrammes et logogrammes, ces derniers d’ailleurs difficiles à énumérer de façon limitative.

Sans entrer dans des débats théoriques compliqués, on se contentera ici de signaler que la seconde conception de la graphie, autonome par rapport à l’oral, peut se donner d’emblée une définition plus simple du graphème comme unité minimale distinctive de la chaîne graphique, définition exactement analogue, mutatis mutandis, à celle du phonème. L’inventaire des graphèmes dans une telle conception se ramène à celui des lettres de l’alphabet* munies de leurs signes diacritiques : accents*, tréma*, cédille*, soit :

a, à, â, b, c, ç, d, e, é, è, ê, ë, f, g, h, i, î, ï, j, k, 1, m, n, o, ô, p, q, r, s, t, u, ù, û, ü, v, w, x, y, z, soit 39 graphèmes, inventaire à comparer à celui des 36 phonèmes (toutefois, les lettres liées æ et œ font problème).

Comme le sait par expérience tout sujet parlant et écrivant le français comme langue maternelle ou comme langue étrangère, l’orthographe française est particulièrement difficile à acquérir : seule sans doute l’orthographe anglaise peut à cet égard rivaliser avec elle. Cet aspect du français a des conséquences indéniablement fâcheuses tant du point de vue de la diffusion du français comme seconde langue (il est vrai que l’anglais ne semble pas gêné par son orthographe...) que du point de vue pédagogique de l’apprentissage de l’orthographe. Aussi est-il, depuis le XVIe siècle, périodiquement question de réformer l’orthographe. Certaines initiatives limitées de simplification ont abouti, ainsi lors de l’édition de 1740 du Dictionnaire de l’Académie française, qui, par exemple, remplaça y par i dans ceci, moi, gai, supprima de nombreuses consonnes étymologiques (dans a(d)vocat) ou pseudo-étymologique (dans s(ç)avoir), substitua l’accent circonflexe à l’s dans de nombreux mots ( maître, même, etc.). D’autres éditions apportèrent des innovations limitées, par exemple celle de 1835, qui entérina l’orthographe en -nts (au lieu de -ns)des noms et adjectifs en -ent et -ant. Mais — indice de la résistance à l’innovation — la Revue Des deux Mondes persista jusqu’en plein xxe siècle à écrire des enfans et des dens ! Malgré les efforts de nombreux grammairiens (parmi lesquels Ferdinand Brunot, Gaston Paris et surtout Léon Clédat, qui alla jusqu’à publier sa revue en « ortografe simplifiée »), la France de la fin du xIxe et du xxe siècle n’a pas su se donner la réforme de l’orthographe qu’ont réalisée de nombreux autres pays : l’Allemagne, le Portugal, la Norvège, la Russie, sans parler de la Turquie qui, en 1928, substitua l’alphabet latin à l’alphabet arabe ! À l’époque contemporaine, aucun des projets diversement ambitieux n’a encore (1985) abouti. Seuls progrès dans la voie de la simplification : les décisions de l’Académie française en 1975, relatives notamment au tréma* et au trait d’union* et l’arrêté ministériel du 28-12-1976, qui admet certaines tolérances orthographiques, essentiellement pour les phénomènes d’accord*. Sans poser dans toute son ampleur le problème complexe des raisons de cette résistance obstinée à la réforme de l’orthographe, on se contentera de remarquer que la complexité de la graphie joue à la fois comme cause et comme effet du conservatisme : comme cause, dans la mesure où l’immensité du travail de réforme et, surtout, de ses conséquences pratiques, effraie les réformateurs et, surtout, les responsables (notamment économiques) de l’application d’une éventuelle réforme; comme effet, dans la mesure où l’évolution de la langue — continue, quoique, en synchronie*, peu perceptible — persiste à creuser l’écart entre sa manifestation orale et sa manifestation écrite.

D. Les graphèmes dans leur fonction distinctive : les logogrammes

Comme il a été dit, un certain nombre de graphèmes dépourvus de réalisation sonore ont pour fonction exclusive (ou principale, dans le cas des lettres étymologiques) de distinguer, dans l’écriture, des formes (mots et parfois groupes de mots) qui sont confondues dans leur manifestation orale. On voit que se pose ici le problème de l’homophonie*. Quand elle affecte les mots, elle prend la forme de l’homonymie*, qui, à son tour, présente deux aspects :

— l’identité du signifiant peut atteindre les deux formes, écrite et orale, de la manifestation du mot. C’est le cas de vase (« récipient » et « boue ») ou de mousse (« jeune matelot » et « végétal » + « écume »). Cette situation est décrite à homonymie.

— l’identité peut n’atteindre que la manifestation orale, les signifiants restant distincts dans l’écriture. Le français (comme l’anglais, mais à la différence, entre autres langues, de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, du finnois, etc.) présente un grand nombre de signifiants de ce type. Sans chercher à en donner une liste exhaustive (il existe des dictionnaires d’homonymes, de dimensions parfois roches de celles de ce livre !), on a relevé, dans le tableau qui suit, les plus intéressants et les plus fréquents d’entre eux. On les a classés selon le procédé de distinction utilisé : emploi des différents phonogrammes, en mettant à part les phénomènes d’accentuation graphique et de gémination de consonnes; emploi des lettres muettes : l’-e muet final, l’h initial, les consonnes muettes, finales ou internes, qui sont, selon le cas, étymologiques (ou pseudo-étymologiques) et/ou morphographiques; délimitation différente des unités.

Pour ne pas alourdir à l’excès ce tableau, on a procédé à deux simplifications :

— quand le même couple de signifiants comporte plus d’une distinction graphique (par exemple, haleine/alêne) : h- + opposition ei/ê), on ne l’a fait généralement apparaître qu’une fois.

— quand il existe plus de deux homophones distingués par l’orthographe (par exemple vin, vingt, vain, vainc, etc.), on n’a généralement tenu compte que de l’un des procédés utilisés, en énumérant à la suite, entre parenthèses, les signifiants distingués des premiers par d’autres procédés.

Remarque. — On notera ici, pour mémoire, qu’existe aussi la situation inverse de signifiants qui, distincts au niveau de l’oral, sont confondus au niveau de l’écrit. C’est par exemple le cas de fier ([fjDR], adjectif et [fie], verbe ou de fils [fil] (« brins ») et [fis] (« enfant mâle »). Cette situation, plus rare que la précédente, est décrite à homographie.

1. Utilisation des différents phonogrammes

1.1. Cas général

ancre, encre; arrhes, art (hart); ça, sa (ça, sas); ce, se; ces, ses, sais (sait, saie, c’est, s’est) ; camp, khan (quand, quant, qu’en) ; cahot, chaos; car, quart ; cet, sept (cette); cens, sens; cent, sent (sang, sans, c’en) ; chœur, cœur ; coke, coq (coque) ; cygne, signe ; dessein, dessin (des seins, des saints, etc.) ; écho, écot; et, est (àvrai dire souvent réalisé en [D]) ; faim, fin; héros, héraut ; hôtel, autel ; lire, lyre ; mes, mais (mets, met, m’est) ; mètre, maître (mettre) ; meurt, mœurs (toutefois 1’-s final est souvent prononcé) ; mot, maux ; non, nom (n’ont) ; ouate, watt ; pain, pin; paire, père (pair, pers, perd) ; palais, palet ; pan, paon ; panne, paonne ; panneau, paonneau ; panse, pense ; pansée, pensée ; pause, pose; peine, penne ; pic, pique ; poil, poêle (souvent réalisé [pwAl] ; prémices, prémisses; raisiné, résiné ; raisonner, résonner ; repaire, repère; sain, sein, ceint (seing, saint, cinq devant consonne) ; satire, satyre (ça tire, sa tire, s’attire(nt)) ; saut, seau, sceau, sot, Sceaux ; selle, scelle, celle; si, ci, (six devant consonne) ; tan, tant, taon, temps (t’en) ; tain, teint, thym ; té, thé; tante, tente; ton, thon; vain, vin, vainc, vint, (vingt, vins, vînt) ; vanter, venter ; ver, vair (vers, verre) ; voie, voua (voix).

1.2. Cas où l’opposition est exclusivement assurée par un accent dépourvu de manifestation orale

a (verbe), à (prép.); ça (pronom), ça (adverbe); croit (du verbe croire), croît (du verbe croître) ; cru (de croire et adject.), crû (de croître) ; des (art.), dés (pl. de ), dès (prép.) ; du (art.), (de devoir) ; foret, forêt; la (art.), là (adv.) ; mur, mûr ; ou (conj.), (adv.); pécher (et pécheur), pêcher (et pêcheur) ; il pèche (de pécher), pêche (de pêcheret « fruit ») ; prés (de pré), près (prép., souvent réalisé [pRD] ; sur (prép. et « acide »), sûr (« certain »).

On notera dans cette rubrique l’abondance et l’importance des oppositions entre morphèmes grammaticaux.

1.3. Cas des consonnes doubles

balai, ballet; cane, canne; cote, cotte; date, datte; dégoûtant, dégouttant; détoner, détonner; ère, erre; tête, tette; tome, tomme.

2. Utilisation des lettres muettes

2.1. -e muet final

cru (adjectif), crue (nom) ; dur, dure (de durer) ; fait (souvent prononcé [fDt]), faîte; foi, foie ; lai, laie (remarquer que foi et laie sont féminins, foie et lai masculins) ; heur, heure ; ni (conj.), nie (de nier) ; pair, paire ; par, pare (de parer) ; soi, soie; tu (pron.), tue (de tuer) ; voir, voire (adv.).

On remarque que le -e muet final est assez peu utilisé avec la fonction de distinction de morphèmes lexicaux : c’est la contrepartie de son utilisation extensive comme morphogramme (voir plus haut).

2.2. h- initial

hache, ache (« plante ») ; haie, aie (d’avoir) ; haine, aine ; haire, aire ; haleine, alêne; hallier, allier ; halo, allô; haltère, altère (d’altérer) ; hanche, anche ; hanse, anse ; haras, aras (« perroquets ») ; hart (« corde »), art; hauteur, auteur ; hé, eh (interjections) ; hère, ère ; hêtre, être ; ho, oh, ô (interjections) ; hors, ors, or ; hospice, auspices ; hôte, ôte (de ôter) ; hune, une.

La fonction distinctive de l’h-initial — encore relativement importante — l’était plus encore avant l’introduction, à la fin du xvie siècle, des « lettres hollandaises » j et v, jusqu’alors notées respectivement par i et u. L’h initial fut en effet utilisé pour distinguer par exemple huile de vil(l)e noté par uile ou huit de vit noté par uit. Cet h-initial, bien que non étymologique, a subsisté non seulement dans les deux mots cités, mais encore dans plusieurs autres mots (huis, huître) quoique l’introduction du v lui ait fait perdre sa fonction distinctive : même sans h-, *uit resterait distinct de vit.

2.3. Consonnes muettes

2.3.1. Consonnes muettes finales

ban, banc ; bas, bât; bon, bond ; champ, chant ; chat, chas ; coin, coing ; cor, corps ; cou, coup, coût ; cour, cours, court ; crois, croix, (croît) ; do, dos ; donc (-c non prononcé après impérat. ou dans une phrase négat.), dont, don ; fait, faix ; fier, fiert (de férir) ; foi, fois ; fond, fonds, font, fonts ; heur, heurt ; houe, houx ; lai, laid, lais, legs, les; lie (de lier), lit (de lire et « meuble ») ; mas, mât; moi, mois ; mors, mords, mord, mort ; mou, moût ; on (pronom), ont (d’avoir) ; pare, part ; peu (adv.), peut (de pouvoir), (peuhï) ; plan, plant ; point, poing ; poids, pois, poix, (pouah!) ; porc, port, (pore) ; pou, pouls ; prêt, près ; puits, puis; rat, raz ; sein, seing ; si, six (s’y) ; son (déterm. et nom), sont; tord, tort ; vingt, vint ; ver, vers, vert.

2.3.2. Consonnes muettes internes

comte, compte, (conte) ; conter, compter ; comté, compté (conté) ; seller, sceller ; scène, cène ; scie, si ; scieur, sieur.

Une analyse détaillée de l’ensemble de ces cas montrerait que les lettres muettes étymologiques ont le plus souvent, en plus de leur fonction distinctive (logographique), une fonction morphographique, soit au niveau de la grammaire (le -t de court — du lat. curtum — marque la relation avec le féminin courte), soit au niveau du lexique (le -p de champ — du lat. campum — marque la relation avec le dérivé champêtre). Il n’est pas jusqu’au -d- de poids qui, bien que non étymologique (latin pensum, et non pondus),n’ait une fonction morphographique en marquant la relation, synchroniquement pertinente, avec pondéral, pondéré, etc.

3. Délimitation différente des unités

On atteint ici le domaine où l’homophonie concerne non plus des unités, mais des groupements d’unités. On ne citera évidemment, parmi l’infinité des réalisations possibles, qu’un nombre très réduit d’exemples spécialement fréquents et importants du point de vue grammatical :

autour de, au tour de; aussitôt, aussi tôt (oh ! si tôt !) ; bientôt, bien tôt ; plutôt, plus tôt ; sans, c’en, s’en ; davantage, d’avantage ; laid (et ses homophones, voir plus haut), l’est, l’aie, l’ait, l’ai, l’es, etc. ; la, l’a, l’as ; ma, m’a, m’as ; mes, m’est, m’ait, etc. ; ni, n’y ; quand (etses homophones), qu’en ; quelque, quel(s) que, quelle(s) que ; quoique, quoi que; ta, t’a ; tes, t’est (fam. t’es pour tu es),etc. ; tous (avec -s prononcé, voir indéfinis), tout ce ; etc.

Compte tenu de l’aspect spécifique que lui confère son orthographe dans ses relations avec sa prononciation, le français est réputé pour l’une des langues qui se prêtent le mieux à certains types de jeux de mots fondés sur l’identité des signifiants oraux, mais bloqués dès qu’apparaît la manifestation écrite. Certains de ces jeux de mots ont été rendus célèbres par un texte littéraire. Ainsi l’anecdote du jeune Rousseau décryptant la devise tel fiert qui ne tue pas en distinguant fiert, forme du vieux verbe férir (« frapper », cf. sans coup férir) de l’adjectif fier ; ou le débat autour de ou/où dans le mariage de Figaro. D’une façon générale, l’homophonie semble particulièrement fréquente en français. D’où la facilité de pratiques ludiques telles que le rébus — par exemple la représentation figurée d’un cygne pour signe — et l’exploitation littéraire de ces pratiques chez de nombreux écrivains de la modernité (Jarry, Mallarmé, Roussel, Desnos, Prévert, etc.) et chez ceux des psychanalystes pour qui « l’inconscient est structuré comme un langage » (Lacan).

Grevisse M., Le bon usage : grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui

Emploi des signes de ponctuation et des signes typographiques

1058. La ponctuation(étym. — Ponctuation, dérivé de ponctuer, qui est emprunté du bas latin punctuare, dérivé de punctum, point.) est l’art d’indiquer dans le discours écrit, par le moyen de signes conventionnels, soit les pauses à faire dans la lecture, soit certaines modifications mélodiques du débit, soit certains changements de registre dans la voix.

La ponctuation est, selon le mot de F. Gregh, la respiration de la phrase. Bien des gens la négligent ; c’est à tort, car la ponctuation est un élément de clarté : elle permet de saisir l’ordre, la liaison, les rapports des idées.

Remarque. — L’usage laisse une certaine latitude dans l’emploi des signes de ponctuation. Tel écrivain multiplie lesvirgules, les points-virgules, les deux points, les tirets ; tel autre n’en use qu’avec modération, laissant au lecteur le soin de faire, aux endroits voulus, certaines pauses demandées par le sens et les nuances de la pensée.

A noter que certains poètes modernes (Apollinaire et d’autres après lui) ne mettent, par principe, aucune ponctuation dans leurs vers[17].

1059. Les signes de ponctuation et les signes typographiques sont : le point (.), le point d’interrogation (?), le point d’exclamation (!), la virgule (,), le point-virgule (;), les deux points (:), les points de suspension (...), les parenthèses ( ), les crochets [ ], les guillemets (« »), le tiret (—), l’astérisque (*) et l’alinéa[18].

Hist. — Chez les Grecs, la ponctuation n’était pas usitée à l’époque classique ; souvent même les mots n’étaient pas séparés les uns des autres. C’est Aristophane de Byzance (IIe siècle av. J.-C.) qui imagina la première ponctuation nette et précise ; ce grammairien employait trois signes : le point parfait, en haut (•), le point moyen, au milieu, et le sous-point, en bas (.). Ces trois signes correspondaient respectivement à notre point, à notre point-virgule et à nos deux points. — Les signes de ponctuation enseignés dans les écoles de l’antiquité n’étaient d’ailleurs pas employés dans la pratique, si ce n’est que le point se plaçait souvent après chaque mot pour le séparer du suivant, comme cela peut se voir dans les inscriptions latines.

C’est au IXe siècle que l’on commença de faire usage de la ponctuation ; encore cette ponctuation fut-elle mise fort irrégulièrement jusqu’au XVIe siècle. C’est au XVIe siècle, en effet, après l’invention de l’imprimerie, que notre système moderne de ponctuation, dans son ensemble, s’est fixé et développé. Il comprenait alors la virgule, le point, les deux points et le point d’interrogation. On ne tarda pas à ajouter à ces signes les guillemets et le trait d’union. Au XVIIe siècle, on introduisit l’alinéa, le point-virgule, et le point d’exclamation. L’usage des points de suspension date de la fin du XVIIIe siècle, et celui du tiret et des crochets, du XIXe siècle.

Ajoutons qu’un point d’ironie, imaginé et employé par Alcanter de Brahm (1868-1942), n’a pas rencontré de succès.

P. Claudel a préconisé (et employé dans certains de ses ouvrages) une disposition typographique qu’il appelle « pause » et qui consiste à laisser dans certaines phrases de petits intervalles en blanc. « Les points et les virgules, déclarait-il, ne donnent en effet qu’une articulation de la phrase grossière et purement logique. Sans nécessité grammaticale, il y a dans le discours des pauses et des arrêts qui sont absolument indispensables au sens. » (Dans la Corresp. Claudel-Gide, p. 71.)

Le Point.

1060. Le point indique la fin d’une phrase. Il se place aussi après tout mot écrit en abrégé[19] :

En Jeanne d’Arc se reflète un village lorrain. Il est possible qu’elle soit celtique, Elle est sûrement catholique. Inutile après tout de songer à la femme celtique, il y a la vierge Marie (M. barrés, Mes Cahiers, t. XII, p. 161). — P.T.T. (Postes, Télégraphes, Téléphones). — T.S.F. — Chap. II, p. 95. — Etc. (et cetera[20]).

Remarque.Les écrivains contemporains emploient parfois le point (au lieu de la virgule) pour détacher d’une proposition principale une propositionsubordonnée ou un membre de phrase auxquels ils veulent donner un relief plus accusé :

Mais tout de même, il n’y avait plus de joie, nulle part, et plus d’illusions. Ni de fleurs (H. lavedan, Madame Lesoir, t. I, p. 13). — On avait donné dans le Nord un grand coup de pied dans la fourmilière, et les fourmis s’en allaient. Laborieusement. Sans panique. Sans espoir. Sans désespoir. Comme par devoir (saint-exupéry, Pilote de guerre, p. 111). — Elle reste muette devant ce monde de l’inutile qu’il lui découvre. Dont la beauté l’humilie. La trouble (J. benda, Songe d’Éleuthère, p. 65).

Le Point d’interrogation.

1061. Le point d’interrogation s’emploie après toute phrase ex primant une interrogation directe :

Et toi, vis-tu ? Est-il possible que tu vives loin de moi ? Ne souffres-tu pas sans cesse d’une intolérable angoisse ? (E. jaloux, La Branche morte, p. 89.)

Quand une citation ou une exclamation dépendent d’une phrase interrogative, elles s’introduisent par les deux points et se terminent par le point qu’elles auraient, si elles étaient indépendantes : Vous rappelez-vous les mots désespérés de don Diègue : « O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! »

Remarques.1. L’interrogation indirecte n’est jamais suivie du point d’interrogation : Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. — Pilate demandait ce qu’était la vérité.

2. Quand une phrase interrogative est suivie d’une incise (dit-il, répondit-il, etc.), on met le point d’interrogation immédiatement après la phrase interrogative : A quoi bon si vite ? balbutiai-je (A. hermant, Xavier, p. 162). — Vous iriez voir mon fils ? me demanda-t-il d’une voix presque indistincte (Fr. ambrière, Le Solitaire de la Cervara, p. 31).

Le Point d’exclamation.

1062. Le point d’exclamation se met après une exclamation, qui peut être une simple interjection, une locution interjective, une proposition :

Hélas ! — J’ai souffert, hélas ! tous ces maux. — O dieux hospitaliers ! — Holà ! Holà ! mon cher notaire, vous vous pressez trop (R. rolland, Les Léonides, II, 3). —Je l’entendais dire tout bas en sanglotant : « Oh ! la canaille ! la canaille ! » (A. daudet, Contes du Lundi, p. 222.) — Vous oseriez renier votre parole !

Remarques.1. L’interjection ô ne s’emploie jamais seule ; le point d’exclamation se met non après ô, mais après l’exclamation complète : Ô douleur ! ô regret ! (Ac.) — ô le malheureux d’avoir fait une si méchante action ! (Id.)

2. Quand ô marque le vocatif, on peut faire suivre d’un point d’exclamation l’expression mise en apostrophe : O mer ! Éparpillée en mille mouches sur Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche (P. valéry, Poésies, p. 45). — Ne crois pas, ô poète! que ta chanson soit vaine. — Mais souvent aussi, dans ce cas, on remplace le point d’exclamation par une simple virgule : Ne crois pas, ô poète, que ta chanson soit vaine. — Nous ne te lâcherons pas, ô bienheureux, tant que tu ne nous auras pas répondu (A. hermant, Xavier, p. 137). — Mais avec mes périls, je suis d’intelligence, Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu’eux (P. valéry, Poésies, p. 77).

3. Dans les locutions interjectives eh bien ! eh quoi ! hé bien ! hé quoi ! le point exclamatif se met après la locution complète, non après le premier élément: Hé quoi ! votre haine chancelle ? (Rac., Androm., IV, 3.) — Comment j’ai fait? Eh bien!... j’ai glissé... (É. henriot, Aride Brun, III, 1).

La Virgule.

1063. La virgule (étym.Virgule, empr. du latin virgula, petite verge, d’après la forme primitive de ce signe.) marque une pause de peu de durée.

A. Dans une proposition, la virgule s’emploie :

1° En général, pour séparer les éléments semblables (sujets, compléments, épithètes, attributs) non unis par une conjonction de coordination : Les honneurs, les richesses, les plaisirs nous rendent-ils pleinement heureux ? — La charité est douce, patiente, bienfaisante. — On aime la compagnie d’un homme bon, juste, affable. — Il avait appris seul à nager, à plonger, à lancer le tri dent (É. peisson, Les Écumeurs, p. 103).

Remarques. — 1. Quand un verbe a plusieurs sujets, si le dernier est joint au précédent par et, on ne le sépare pas du verbe par la virgule :

L’injustice, le mensonge et l’ingratitude m’inspirent de l’horreur. — À midi, lapins, lièvres, perdreaux et faisans formaient un assez joli tas (Fr. ambrière, Le Solitaire de la Cervara, p. 142).

Si le dernier sujet est simplement juxtaposé au précédent, on ne le sépare pas du verbe par la virgule :

La paresse, l’indolence, l’oisiveté consument beaucoup de belles énergies. — Un mot, un regard, un geste, un silence, une combinaison atmosphérique l’avaient tenue sous le charme (A. dumas f., Un Père prodigue, Préf.). — Les sacs, les bottes, Us bocaux occupaient les deux murs latéraux (J. romains, Les Hommes de b. vol., t. V, p. 16). — Les montagnes, le ciel, la mer sont comme des visages (A. camus, Noces, p. 25). — Ces paroles, cette menace me déchiraient (M. arland, Terre natale, p. 21). — Le nez, la bouche étaient puissants (vercors, Les Yeux et la Lumière, p. 231).

Mais cet usage n’est pas impérieux, et l’on met parfois la virgule : L’Inde, la Perse, l’Asie Mineure, l’Afrique, sont représentées par des meubles, des stores, des tentures... (R. bazin, Terre d’Espagne, p. 213). — Une confidence, un souvenir, une simple allusion, ouvrait des perspectives insoupçonnées (R. martin du gard, Les Thibault, III, 2, p. 138). — Tuyaux épais, tiges, chaînes, fils, poutres, poutrelles, manches à vent, leviers, commandes, composaient, tout autour de ces créatures étranges, comme des racines de fer qui les garrottaient (H. Bosco, Un Rameau de la nuit, pp. 63-64).

2. Si les sujets forment une gradation ou sont résumés par un mot, cet ensemble ne doit pas être séparé du verbe par la virgule :

Un souffle, une ombre, un rien lui donnait la fièvre. — Un souffle, une ombre, un rien, tout met le lièvre en alarme. — Et tout de suite, sac, couverture, chassepot, tout disparut dans le grand cabriolet (A. daudet, Contes du Lundi, p. 41).

3. On ne sépare pas par la virgule les différentes parties d’une somme :

Une dépense de vingt francs cinquante centimes. L’espace parcouru en deux heures dix minutes trente secondes.

Dans les nombres écrits en chiffres, la virgule s’emploie uniquement pour séparer de la partie entière la partie décimale : 2 693,25 ; 0,275 42.

4. En principe, on ne sépare pas par la virgule les éléments coordonnés par et, ou, ni[21] :

La richesse et les honneurs séduisent bien des hommes. — 7/s veulent vaincre ou mourir. — Ni Corneille ni Racine n’ont encore été surpassés (Sainte-Beuve, Caus. du Lundi, t. IX, p. 318).

Mais quand et, ou, ni servent à coordonner plus de deux éléments, on sépare ces éléments l’un de l’autre par la virgule :

Et les champs, et les bois, et les monts, et les plaines, s’éclairaient brusquement. — Il arrivait que, soudain, l’un de ces chiffonniers contraints aperçût une commode, ou une potiche, ou un secrétaire de bois de rosé (G. duhamel, Cri des profondeurs, p. 182).

— Un bon financier, dit La Bruyère, ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.

2° Pour séparer tout élément ayant une valeur purement explicative :

Saint-Malo, riche cité de pierre, ramassée sur son Ile entre ses nobles remparts était vers 1740 une ville prospère, vigoureuse et hardie (A. maurois, Chateaubriand, p. 14).

N. B. — Le complément d’objet, direct ou indirect, ne se sépare jamais du verbe par la virgule : La lecture procure un plaisir délicat, — La fortune sourit aux audacieux.

3° Après le complément circonstanciel placé en tête de la phrase, s’il a une certaine étendue :

Sur tous les coteaux d’alentour, le père de ces petits Peyral possédait des bois, des vignes, où nous devînmes les maîtres absolus (P. loti, Le Roman d’un enfant, XLIV). — Dans les champs, c’était une terrible fusillade. À chaque coup, je fermais les yeux (A. daudet, Contes du Lundi, p. 290).

Remarques.1. En principe, on ne met pas la virgule si le complément circonstanciel en inversion est très court : Ici nous trouverons le calme et le silence. — Quand le complément circonstanciel en inversion est suivi immédiatement du verbe, on le sépare facultativement par la virgule (mais s’il est très court, en principe, on ne met pas la virgule) :

Devant l’entrée, gisaient des amas de débris monstrueux (P. loti, La Galilée , p. 191). — Lentement, le long des maisons de la rive, glissaient ses trois mâts [d’un voilier] (H. Bosco, Un Rameau de la nuit, p. 39). -— Par la fenêtre, entrait un rayon de soleil (H. troyat, Étrangers sur la terre, p. 511). — Vers le milieu de la pièce, plus près des fenêtres, régnait une très grande table (J. romains, Les Hommes de b. vol., t. VII, p. 285). — Sur une des chaises traînait une robe de chambre usagée (Id., ibid.). Partout régnait un profond silence.

2. En principe, on ne met pas la virgule après le complément d’objet indirect ou après le complément déterminatif en inversion : A un tel homme comment désobéir ? D’un pareil adversaire les attaques sont redoutables.

3. Il ne faut pas omettre la virgule après le nom du lieu dans l’indication de la date : Paris, le 5 janvier...

4° Pour isoler les mots qui forment pléonasme ou répétition : Rompez, rompez tout pacte avec les méchants. Je vous assure, moi, que cela est.

5° Pour isoler les mots mis en apostrophe : Observe, Phèdre, que le Démiurge, quand il s’est mis à faire le monde, s’est attaqué à la confusion du Chaos (P. valéry, Eupalinos, p. 120).

B. Dans un groupe de propositions, on emploie la virgule :

1° En général, pour séparer plusieurs propositions de même nature non unies par une conjonction de coordination :

On monte, on descend, on débarque les marchandises (É. peisson, Les Écumeurs, p. 103). — Il y a des gens qui cachent leurs passions, qui entendent leurs intérêts, qui y sacrifient beaucoup de choses, qui s’appliquent à grossir leur fortune.

2°Avant les propositions introduites par les conjonctions de coordination autres que et, ou, ni :

Même je me suis arrêté de souhaiter franchement cette vie, car j’ai soupçonné qu’elle deviendrait vite une habitude et remplie de mesquineries (M. barrés, Un Homme libre, p. 12). — Il ne faut pas faire telle chose, car Dieu le défend (Ac.). — Il est fort honnête homme, mais il est un peu brutal (Id.). — Je pense, donc je suis.

Remarque. — Les conjonctions et, ou, ni ne sont pas, en général, pré cédées de la virgule :

Il croit et il espère. Je ne le plains ni ne le blâme. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en indigner (J. lemaitre, Jean Racine, p. 186). — J’ignore s’il restera ou s’il partira. La philosophie stoïcienne enseigne que toutes les fautes sont égales et que tous les mérites se valent.

Cependant les conjonctions et, ou, ni sont précédées de la virgule quand elles servent à coordonner plus de deux propositions ou encore quand elles joignent deux propositions qui n’ont pas le même sujet, ou qui s’opposent l’une à l’autre, ou que l’on disjoint pour quelque raison de style : Je ne veux, ni ne dois, ni ne puis obéir. La tempête s’éloigne, et les vents sont calmés (musset, Le Saule, II). — L’ennemi est aux portes, et vous délibérez ! Nous vaincrons, ou nous mourrons !

3° Avant les propositions circonstancielles ayant une valeur simplement explicative : Je le veux bien, puisque vous le voulez (Ac.).

Mais, dans des phrases telles que les suivantes, on ne met pas la virgule, parce que la proposition circonstancielle est intimement liée par le sens à la principale et qu’aucune pause n’est demandée : Il est tombé parce que le chemin est glissant (Ac.). — J’irai le voir avant qu’il parte (Io.). — J’irai vous voir quand je pourrai (Id.). — Je ne puis parler sans qu’il m’interrompe (Io.).

4° Après les propositions circonstancielles placées en tête de la phrase :

Quand la démission de l’ambassadeur fut publique, la presse ministérielle attaqua Chateaubriand (A. maurois, Chateaubr., p. 397). — S’il pensait me mortifier par cette pratique, il y a pleinement réussi (G. duhamel, Cri des profondeurs, p. 31).

5° Pour isoler une proposition relative explicative :

Bérénice, qui attendait son amie de Nîmes, ne tarda pas à nous quitter (M. barrés, Le Jardin de Bérénice, p. 77).

Remarque. — La proposition relative déterminative ne se sépare pas de l’antécé dent par une virgule, mais si elle est assez longue, on la fait suivre de la virgule : La vertu dont nous parlons le plus volontiers est quelquefois celle qui nous manque le plus. L’homme qui ne pense qu’à soi et à ses intérêts dans la prospérité, restera seul dans le malheur.

6° Pour séparer la proposition participe absolue ou la proposition incise :

La pèche finie, on aborda parmi les hautes roches grises (A. daudet, Contes du Lundi, p. 275). — // devrait, toute honte cessant, enfourcher un âne (taine, Voy. aux Pyrén., p. 213).

7° Pour marquer l’ellipse d’un verbe ou d’un autre mot énoncé dans une proposition précédente :

Les grands yeux étaient éteints et mornes, les paupières, striées de rides, les commis sures des narines, marquées de plis profonds (E. jaloux, La Branche morte, p. 112).

Cependant on ne met pas la virgule si aucune équivoque n’est à craindre et si aucune pause n’est demandée : Parmi les contemporains, les uns le trouvaient [Pyrrhus] trop violent et trop sauvage, et les autres trop doucereux (J. lemaitre, Jean Racine, p. 150).

5. — Le Point-virgule.

1064 . Le point-virgule marque une pause de moyenne durée. Il s’emploie pour séparer dans une phrase les parties dont une au moins est déjà subdivisée par la virgule, ou encore pour séparer des propositions de même nature qui ont une certaine étendue :

Le devoir du chef est de commander ; celui du subordonné, d’obéir. Ce que nous savons, c’est une goutte d’eau; ce que nous ignorons, c’est l’océan.

Les Deux points.

1065. Les deux points s’emploient :

1° Pour annoncer une citation, une sentence, une maxime, un discours direct, ou parfois un discours indirect :

Montaigne dit quelque part dans ses « Essais » : « N’est rien où la force d’un cheval se connaisse mieux qu’à faire un arrêt rond et net ». (A. siegfried, Savoir parler en public, p. 183.)

2° Pour annoncer l’analyse, l’explication, la cause, la conséquence, la synthèse de ce qui précède :

Je finis cependant par découvrir trois documents : deux imprimés, un manuscrit (H. Bosco, Un Rameau de la nuit, p. 112). — Ne riez pas : Molière lui-même trouverait que cette chanson-là vaut bien cette du roi Henry (A. hermant, Savoir parler, p. 63). — Ce ne sont pas des idées que je leur demande : leurs idées sont le plus souvent fumeuses (G. duhamel, Cri des profondeurs, p. 71).

Les Points de suspension.

1066. Les points de suspension indiquent que l’expression de la pensée reste incomplète pour quelque raison d’ordre affectif ou autre (réticence, convenance, émotion, brusque repartie de l’interlocuteur, etc.) ; parfois ils marquent une pause destinée à mettre en valeur le caractère de ce qu’on ajoute[22] :

Maubrun : Si le marquis... La Marquise : Le marquis est le plus honnête et le meilleur homme du monde (J. lemaitre, Le Député Leveau, I, 3). —J’ai reçu ce matin une lettre de Bertrand... Je voulais vous la montrer; il est follement heureux chez vous... Il me parle de votre mère... Cela ne m’étonne pas qu’elle soit bonne et charmante... Tenez, il faut que vous lisiez... Il a déjà monté votre poney... Il est émerveillé! (Fr. mauriac, Asmodée, III, 10.) — Ma parole ! dit la mère avec une admiration tendre, on te donnerait vingt ans. Quand je pense que tu viens d’en avoir dix-sept... (Fr. ambrière, Le Soli taire de la Cervara, p. 120). — L’abbé Martin était curé... de Cucugnan (A. daudet, Lettres de mon moulin, p. 125). — Cette publication mensuelle parais sait... quelquefois (E.-M. de vogué, Le Roman russe, p. 264). — Les livres recommandés par... les autres, sont rarement à notre goût (A. gide, Journal 1942-1949, p. 149).

Parfois les points de suspension indiquent simplement une sorte de prolongement inexprimé de la pensée : Et bientôt, elle a même disparu tout à fait, celte ville rosé noyée dans les verts printaniers ; on doute si réellement on l’a aperçue ; plus rien, que les profondes ramures qui la gardent... (P. loti, La Galilée , p. 129). —-C’est à partir de Khartoum que je voudrais remonter le Nil... (A. gide, Journal 1942-1949, p. 248).

8. — Les Parenthèses. Les Crochets.

1067. Les parenthèses (étym. — Parenthèse, empr. du lat. parenthesis, action de mettre.) s’emploient pour intercaler dans la phrase quelque indication, quelque réflexion non indispensable au sens, et dont on ne juge pas opportun de faire une phrase distincte :

Il y a de Balzac (brochure de H. Favre, p. 124) une lettre sur la jeunesse qui ne respecte rien, ne coupe pas les têtes, mais les ravale (M. barrés, Mes Cahiers, t. XII, p. 63). — L’épouvante (elle vit naturellement dans un pareil monde), l’épouvante elle-même surgit d’une fiction (H. Bosco, Un Rameau de la nuit, p. 62).

L’ensemble des mots placés entre parenthèses porte le nom de parenthèse. Ouvrir la parenthèse, c’est placer le premier des deux signes ; fermer la parenthèse, c’est placer le second.

Remarque. — Si, à l’endroit où se place la parenthèse, la phrase demande un signe de ponctuation, ce signe se met après que l’on a fermé la parenthèse (voir ci-dessus l’exemple de H. Bosco).

1068. Les crochets servent au même usage que les parenthèses, mais ils sont moins usités. On les emploie surtout pour isoler une indication qui contient déjà des parenthèses : Chateaubriand s’est fait l’apologiste du christianisme [cf. Génie du Christianisme (1802)].

On emploie aussi les crochets pour enfermer les mots qui, dans un texte, ont été rétablis par conjecture : Il a adopté nos péchés, et nous a [admis à son] alliance ; car les vertus lui sont [propres et les] péchés étrangers (pascal, Pens., 668).

Les Guillemets.

1069. Les guillemets (Guillemet : peut-être tiré du nom de celui qui aurait inventé ce signe : Guillemet ou Guimet (selon Ménage) ou Guillaume (selon le Dictionn. des Arts et Métiers) s’emploient au commencement et à la fin d’une citation, d’un discours direct, d’une locution étrangère au vocabulaire ordinaire ou sur laquelle on veut attirer l’attention[23]. Dans le passage guillemeté, on se contente ordinairement de placer les guillemets au début de chaque alinéa et à la fin du dernier ; parfois on met les guillemets au commencement de chaque ligne ou de chaque vers :

On pense involontairement à la chanson de la tante Boisteilleul : « Un épervier aimait une fauvette... » (A. maurois, Chateaubriand, p. 137). — Maintenant, ils trouvaient dans tout ce qu’il avait écrit des traces de « bochisme » (R. rolland, Clerambault, p. 147). — La mode est en train de gagner la France de ces publications que l’on nomme des « digests » dans le monde anglo-saxon (G. duhamel, Tribulations de l’espérance, p. 594). — Les bonheurs profonds qu’il avait découverts pouvaient-ils passer pour un simple « amusement » ?(Fr. ambrière, Le Solitaire de la Cervara, p. 121.) — L’accusé déclara qu’il « travaillait » dans le cambriolage et dans le vol à main armée.

Remarques. — 1. Lorsque, dans le texte guillemeté, vient s’insérer un pas sage de l’auteur qui cite, les guillemets se ferment avant ce passage et se rouvrent après, à moins qu’il ne soit de peu d’étendue : dit-il, répondit-il, etc.

2. Si le passage guillemeté, considéré isolément, demande après lui un signe de ponctuation, celui-ci se place avant les derniers guillemets : Mais quand le bois ne contenait pas de nœuds, il opinait : « On les aura ! » (G. duhamel, Civilisation, p. 33.) — Il demanda : « Que faites-vous ici ? » Je répondis : « J’attends le départ. »

Autrement, la ponctuation se place après les derniers guillemets : M. Fellaire se donna beaucoup de mal pour échauffer « son cher insulaire, son très honorable gendre ». (A. france, Jocaste, p. 53.) — Musset ne s’est-il pas moqué de la « boutique romantique » ? Quel homme que ce « Père la Victoire » !

3. Quand on s’adresse à des auditeurs (à la radio ou à la télévision, par exemple), si l’on vient à citer un texte, on en marque le début par je cite, et on le clôt par fin de citation; formules correspondant, la première à des guillemets ouvrants, la seconde à des guillemets fermants.

Dans l’imprimerie, on met généralement en caractères italiques — parfois aussi en caractères espacés — les mots sur lesquels on veut attirer l’attention.

Le Tiret.

1070. Le tiret s’emploie dans un dialogue pour indiquer le changement d’interlocuteur ; il se met aussi, de la même manière que les parenthèses, avant et après une proposition, un membre de phrase, une expression ou un mot, qu’on veut séparer du contexte pour les mettre en valeur :

Il rattrapa Louvois :

Dites. Quel âge a-t-il à peu près ?

Dans les trente à trente-cinq.

Pas plus ? Vous êtes sûr ?

Non (J. romains, Les Hommes de b. vol., t. VII, p. 244).

Ainsi et ce point réservé que nul poète ne fut plus grand par l’imagination et par l’expression sous quelque aspect que nous considérions Victor Hugo, nous lui voyons des égaux et des supérieurs (J. lemaitre, Les Contemp., t. IV, p. 149). — Les mœurs se sont adoucies, et il ne pouvait être question de mettre à mort les élèves irresponsables de ce mauvais plaisant de M. Paul (A. hermant, Savoir parler, p. 83). — Après tout, ce jeune homme ne mérite aucun reproche à moins que ce ne soit un crime d’avoir vingt ans et de marquer plus que son âge... (Fr. mauriac, Asmodée, II, 2). — Il me fallut plusieurs jours de travail et de travail soigné, utile pour me faire une raison (H. Bosco, Un Rameau de la nuit, p. 106).

Remarque. — Parfois le tiret se place après une virgule, comme si l’on estimait que cette virgule indique trop faiblement la séparation qu’on veut marquer[24] :

Je voudrais essayer de dire maintenant l’impression que la mer m’a causée, lors de notre première entrevue, qui fut un bref et lugubre tête-à-tête (P. loti, Le Roman d’un entant, IV). — Figurez-vous que cette dinde avait porté tout cet argent, cet argent en somme qui n’était plus à elle et qu’elle m’avait promis, au bazar, en se faisant indignement voler naturellement, pour acheter de la parfumerie ! (P. claudel, Figures et Paraboles, pp. 30-31.) — Nous savons aussi qu’une grande nation est, d’abord, oh ! ne nous lassons pas de le répéter, une nation capable de produire de grands hommes (G. duhamel, Tribulations de l’espérance, p. 52). — Le piéton, qu’il soit tel par plaisir ou par nécessité devra tant bien que mal s’aventurer dans ce concert des puissances furieuses (Id., Manuel du protestataire, p. 131).

11. — L’Astérisque.

1071. L’astérisque (étym. — Astérisque, empr. du lat. asteriscus, proprement « petite étoile »)est un petit signe en forme d’étoile qui indique un renvoi ou qui, simple ou triple, tient lieu d’un nom propre qu’on ne veut pas faire connaître, sinon parfois par la simple initiale :

Il allait chez madame de B*** (musset, Confess., III, 5). — A la sœur Louise au couvent de *** (Id., On ne badine pas avec l’amour, III, 2). — Les trains ne vont pas plus loin que S* (J. de lacretelle, La Bonifas , XI).

Dans les ouvrages philologiques, l’astérisque placé devant un mot indique qu’il s’agit d’une forme supposée : Accueillir. Lat. pop. *accoligere (bloch-wartburg, Dict. étym., s. v.). — Ce n’est pas par une simple évolution phonétique que upupa est devenu huppe en français ; il n’aurait pu aboutir qu’à *ouppe (M. grammont, Traité de Phonet., p. 401).

12. — L’Alinéa.

1072. L’alinéa (étym. — Alinéa, empr. du lat. a linea, en s’écartant de la ligne) marque un repos plus long que le point. C’est une séparation qu’on établit entre une phrase et les phrases précédentes, en la faisant commencer un peu en retrait à la ligne suivante[25], après un petit intervalle laissé en blanc.

L’alinéa s’emploie quand on passe d’un groupe d’idées à un autre groupe d’idées.

On donne aussi le nom d’alinéa à chaque passage après lequel on va à la ligne.

Riegel M., Pellat J.-Ch., Rioul R., Grammaire méthodique du français, P., PUF, 1994

La grammaire dans tous ses états


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