Grammaires descriptives et grammaires prescriptives



Une grammaire descriptive se propose de rendre compte des régularités sous-jacentes au comportement langagier effectif des sujets parlants. Les seules données qu’elle peut valablement enregistrer sont celles qui se dégagent des productions des locuteurs, ce qui revient à adopter un point de vue strictement descriptif. Il appartient donc au linguiste non pas de trancher entre des formes et des usages concurrents (1.3.1), mais de les rapporter aux situations de communication où il les rencontre habituellement ou aux groupes de locuteurs dont ils constituent l’usage ordinaire. Telle n’est ni l’attitude ni l’objet des grammaires dites normatives ou prescriptives, qui se proposent d’enseigner le bon usage de la langue et qui édictent à cet effet des règles privilégiant un usage particulier au détriment d’un autre, fût-il le plus répandu (1.3.2). En voici quelques exemples :

• Une grammaire scolaire de 3e [A. Souche, J. Grunewald : 1966] conclut sa présentation des « subordonnées conjonctives complément d’objet » par l’avertissement : « Attention ! La lourde constuction » à ce que « doit être évitée chaque fois qu’il est possible : » Je consens qu’une femme ait des clartés de tout « (Molière), (et non : à ce qu’une femme..). Il faut dire : demander que, de façon que... ».

• Les auteurs d’un ouvrage grammatical récent citent alunir et avénusir comme exemples pour illustrer « la formation parasynthétique de verbes du deuxième groupe ». Mais l’éditeur (!) condamne ces deux formes dans une note en bas de page: « Verbes à éviter : on préférera atterrir sur la lune, atterrir sur Vénus ».

Ailleurs se trouvent stigmatisés : après que suivi du subjonctif; les constructions indirectes du verbe pronominal se rappeler et du verbe pallier; la réduction de la négation à son deuxième élément: Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais elle cause (titre de film) ; le non respect des règles d’accord du participe passé précédé de l’auxiliaire avoir (VII : 2.5.2) ; la non-coréférence entre le sujet non exprimé du participe passé apposé et le sujet de la phrase régissante : Sitôt habillés, elle envoie ses enfants à l’école - et bien d’autres constructions qui sont aujourd’hui largement utilisées, surtout dans le discours parlé.

Pourtant les usages proscrits ne constituent pas tous des « fautes » contre le système immanent de la langue française, qui est en fait un polysystème adapté à différents types de styles et de situations de communication. Au contraire, utilisées à bon escient, ce sont souvent des façons de parler tout à fait normales, donc correctes, mais parfois encore condamnées au nom d’une échelle de valeurs implicitement idéologique.

Sous sa forme extrême, le parti pris normatif débouche sur le purisme, attitude esthétique visant à figer la langue à un certain stade de son évolution censé représenter un idéal intangible (p. ex. le français des grands auteurs « classiques »). Les puristes se reconnaissent souvent à leur goût immodéré pour les bizarreries de la langue qu’ils collectionnent, cultivent et défendent à la manière des entomologistes.

Les vraies fautes contre la langue sont d’un tout autre ordre. Les unes sont des formes irrécupérables qui contreviennent aux règles communes à l’ensemble des sous-systèmes d’une même langue : *Je courirai - *Je lui ai écrit afin que je l’avertisse - *Est Paul encore là ? - *la romaine armée. Les autres ne concernent pas les formes proprement dites, mais le fait qu’elles soient employées mal à propos (p. ex. un discours de réception à l’Académie française truffé d’expressions argotiques ou, inversement, des propos familiers émaillés d’imparfaits et de plus-que-parfaits du subjonctif). Les effets comiques provoqués par ce genre de disconvenances montrent clairement que le véritable « bon usage » consiste à choisir celui des « français tels qu’on les parle » qui correspond à la situation de discours, au statut respectif des interlocuteurs et à leurs intentions communicatives.

Bibliographie. — D. Leeman-Bouix, 1994 – F. Brunot, La pensée et la langue. Préface. Masson, 3e édition, 1965 – F. Dubois-Charlier, D. Leeman, 1975, p. 28–29 – E. Genouvrier, ). Peytard, 1970 p. 84–88 – Le français dans le monde, 34, 1982 – J. Lyons, 1970, p. 35–36 – A. Martinet, 1970, p. 6–7 – J.-C. Milner, 1989, p. 76–77 – N. Ruwet, 1967, p. 63.

L’analyse grammaticale

3.1. La description de la compétence langagière

La compétence, ou ensemble structuré des connaissances et des aptitudes communes aux locuteurs d’une langue, est l’objet explicitement affiché ou implicitement assumé des grammaires descriptives. Les représentations de ce savoir varient en fonction de l’extension que les théories linguistiques fixent à leur objet (2.3) et des objectifs pratiques que s’assignent les grammaires. Dans son acception la plus commune, la compétence se manifeste à travers deux aspects fondamentaux du comportement proprement linguistique des sujets parlants :

• La créativité dite « gouvernée par des règles » est le ressort essentiel de la dynamique langagière. Le cerveau humain n’est capable de stocker qu’une quantité finie de connaissances grammaticales. Pourtant, les sujets parlants sont capables à tout moment de produire (et d’interpréter) des phrases qu’ils n’ont jamais prononcées ni même entendues. Cette aptitude suppose que dans une langue donnée un nombre théoriquement illimité de phrases puisse être produit à partir d’un nombre fini d’éléments et de règles permettant de les combiner.

• La connaissance tacite que le locuteur ordinaire a de l’économie de sa langue lui permet de porter des jugements intuitifs sur la bonne formation des énoncés ou des parties d’énoncés, aussi bien sur leur forme que sur leurs propriétés interprétatives : On ne dit pas des chevals, mais des chevaux - Dans la phrase Plusieurs candidats sont très compétents, plusieurs va avec candidats et très avec compétents - Mon ami anglais dit toujours adresser quelqu’un alors qu’il faut dire s’adresser à quelqu’un, etc.

Qu’un locuteur émette de tels jugements ne signifie pas qu’il soit aussi capable de justifier ses appréciations, par exemple en les fondant sur des règles explicitement formulables (ce qui serait déjà faire œuvre de grammairien!). En tant qu’énoncés métalinguistiques spontanés, ces jugements ne sont que des données d’un type particulier à traiter comme telles, mais qui jouent un rôle essentiel dans la reconstitution de la compétence des sujets parlants.

Le terme de performance désigne les résultats de la mise en œuvre effective de leur compétence par les locuteurs. Il s’agit non seulement des énoncés émis et interprétés dans des situations de communication concrètes, mais aussi des jugements portés sur la bonne formation des phrases et sur leurs propriétés structurales et interprétatives. Tout produit discursif (par exemple la présente phrase et celles qui la précèdent ou qui la suivent) consume donc une performance. L’opposition compétence / performance se retrouve dans d’autres domaines du comportement humain chaque fois qu’une aptitude (p. ex., être capable de nager ou de calculer un pourcentage) est effectivement mise en œuvre (p. ex., pour traverser la Manche à la nage ou pour calculer la TVA sur le prix d’un article).

Les erreurs systématiques de performance dans les productions langagières spontanées s’interprètent comme autant d’indices d’une compétence défaillante ou lacunaire. Émises par un locuteur anglais, les phrases a. *Je connais lui - b. *Jules César commandait la romaine armée - c. *Il a rencontré le père de moi - d. *Je sais il viendra révéleraient a contrario quatre aspects de la compétence du locuteur ordinaire français : l’antéposition et la forme du pronom personnel complément du verbe dans la phrase assertive (a) ; la postposition de l’adjectif relationnel au substantif (b) ; la substitution du déterminant possessif mon au pronom personnel moi complément d’un nom précédé de l’article défini (c) ; et le caractère obligatoire de la conjonction que en tête d’une subordonnée complétive.

Pourtant, même chez des locuteurs maîtrisant très bien la grammaire de leur langue, la performance n’est pas toujours le reflet fidèle de la compétence. Elle reste, en effet, toujours tributaire de facteurs internes ou externes (tels que la fatigue, les défauts de mémoire, la distraction, l’émotion, voire l’ébriété), généralement indépendants de notre volonté, mais susceptibles de gripper les mécanismes psychiques de la mise en œuvre de notre compétence.

Bégaiements, lapsus, dyslexies, pléonasmes, constructions inachevées, ruptures de constructions émaillent sporadiquement notre discours, particulièrement dans ses réalisations orales. Voici quatre exemples d’audientiques « ratés de la performance », les deux premiers entendus à la radio, le troisième et le quatrième relevés respectivement dans une annonce publicitaire et dans une copie d’étudiant : Le sujet de l’émission de demain sera consacré à [...] - Ils n’ont dû leur salut qu’en se jetant à la mer - Ce cintre léger en fil de fer souple [...] empêche, particulièrement pendant le séchage, tout vêtement pendu bien étiré de ne pas se déformer, se froisser ou de glisser du cintre - La quête de notre personnalité, si elle s’effectue effectivement dans le monde extérieur, celui-ci est cependant limité.

3.2. Les règles grammaticales

« La personne qui a acquis la connaissance d’une langue a intériorisé un système de règles qui relie les sons et les significations d’une manière particulière. Le linguiste qui construit la grammaire d’une langue ne fait que proposer un système sur ce langage intériorisé » [N. Chomsky : 1970, p. 26]. En d’autres termes, le linguiste s’emploie à décrire de façon explicite la grammaire implicite (2.1) intériorisée par les usagers de la langue et sous-jacente à leurs productions écrites et orales. Or, une telle description ne peut qu’être hypothétique, bien que les ouvrages pratiques de ce nom ne se présentent jamais comme tels. En effet, la grammaire intérieure des sujets parlants (leur compétence) est une réalité mentale et, comme telle, reste inaccessible à l’observation immédiate. Faute d’un accès direct aux systèmes communicants que sont les langues, nous ne pouvons qu’observer leurs manifestations particulières et individuelles dans les actes de communication. L’unique solution consiste alors à partir des régularités décelées dans les énoncés pour « remonter » au système caché de règles dont elles sont la mise en œuvre et le résultat. C’est d’ailleurs ce que fait inconsciemment l’enfant lorsqu’à coup d’essais plus ou moins réussis il reconstitue progressivement la grammaire de sa langue à partir des énoncés auxquels il est confronté. C’est ce que fait à sa façon, c’est-à-dire méthodiquement et explicitement, le linguiste lorsqu’il décrit la grammaire d’une langue en termes de catégories et de règles abstraites dont devraient pouvoir se dériver les phrases bien formées de cette langue.

Ce qui caractérise une règle et qui la distingue des productions individuelles dont elle décrit une propriété commune, c’est son abstraction. Ce terme peut s’entendre de deux manières : est abstrait ce dont on n’envisage que les aspects jugés pertinents pour les besoins de la cause ou bien ce qui n’est pas directement accessible à l’observation.

Dans son entreprise de reconstitution de la compétence à partir de la performance, le grammairien s’estime fondé à ne pas tenir compte des inévitables mécomptes de la performance (3.1) - au même titre que le physicien, lorsqu’il étudie le mouvement d’une bille descendant un plan incliné, tient pour négligeables les frottements et les déformations des corps solides. Car c’est précisément en faisant abstraction des épiphénomènes décrétés non pertinents, c’est-à-dire en écartant provisoirement tout ce qui est étranger à ses préoccupations, qu’une discipline détermine la spécificité théorique de son objet et se donne les moyens de l’étudier pour ainsi dire à l’état pur. Autre aspect de l’idéalisation descriptive : un phénomène linguistique décrit par une règle est toujours isolé artificiellement d’autres phénomènes linguistiques qui lui sont concomitants dans les réalisations discursives. Toute phrase, même la plus simple, est de ce point de vue la conjonction d’un grand nombre de règles.

Bibliographie. — N. Chomsky, 1957, p. 126–128 – N. Ruwet, 1967, p. 18–19 et 50–52.

3.3. Les données grammaticales

On peut rassembler un ensemble de textes ou d’énoncés jugés représentatifs de la langue ou, plus modestement, d’un domaine ou d’un axe de recherche bien déterminés. Une telle collection ne comprenant que des données attestées (des énoncés effectivement produits) constitue un corpus. Mais, le nombre des énoncés possibles étant infini, la grammaire basée sur un corpus aussi vaste soit-il, ne sera jamais que la grammaire du fragment de langue qu’est le corpus, avec toutes les contraintes médiodologiques et épistémologiques induites par cette limitation. En revanche, un corpus est incapable de fournir à volonté des phrases déviantes (p. ex. *Je veux que je parte) susceptibles de conforter a contrario la règle qu’elles violent (ici : l’effacement du sujet de la complétive s’il est coréférent de celui du verbe régissant vouloir et les modifications consécutives à cet effacement).

Les phrases jugées agrammaticales ne servent pas seulement à falsifier les hypothèses linguistiques. L’examen de leurs défectuosités nous révèle aussi par contraste les règles du fonctionnement normal. Car c’est souvent lorsqu’un mécanisme se détraque qu’il nous révèle les principes qui régissent son bon fonctionnement.

A la pratique d’observation statique qu’est la confection d’un corpus, s’oppose la pratique expérimentale et dynamique qui consiste à utiliser la compétence des locuteurs pour obtenir des données selon les besoins de l’étude. Cette méthode, popularisée par la grammaire générative, pallie certains inconvénients des travaux sur corpus (les philologues déplorent souvent l’absence de locuteurs ayant la compétence d’états de langue révolus). La langue y est accessible à travers une série toujours ouverte de nouveaux énoncés, spontanés ou provoqués. N’étant plus limités en nombre, les échantillons de performance étayent les hypothèses sur la langue, mais permettent aussi leur vérifications en les confrontant à de nouvelles données.

3.4. Acceptabilité et grammaticalité

Les jugements intuitifs que tout locuteur est capable de porter sur les énoncés qui lui sont soumis sont loin d’être homogènes. Comme ce sont des données qui relèvent de la performance, la première tâche du linguiste consiste à les évaluer dans le cadre de sa propre théorie. Dans ces appréciations, on se gardera de confondre ce qui relève del’acceptabilité (au sens large) des énoncés avec ce qui ne concerne que leur grammaticalité (au sens étroit). La phrase :

(1) L’élève dont le devoir que j’ai lu hier soir était mauvais est votre fils

est grammaticalement bien formée, comme le prouve sa parenthétisation :

(1) a-[L’élève [ont le devoir [que j’ai lu hier soir] était mauvais] est votre fils]

Mais sa structure relativement complexe (elle comporte une relative enchâssée à l’intérieur d’une autre relative, elle-même enchâssée dans la phrase L’élève est votre fils) est difficilement accessible, et à plus forte raison interprétable dans les conditions normales d’un échange oral. Il suffit pourtant de supprimer le dernier enchâssement pour qu’elle ne pose plus problème :

(1) b- L’élève dont le devoir [...] était mauvais est votre fils.

Ce qui montre bien que c’est l’enchâssement supplémentaire - grammaticalement tout à fait banal - qui produit une structure trop complexe pour consumer un énoncé « acceptable », c’est-à-dire accepté spontanément.

L’acceptabilité est fondamentalement une propriété des phrases énoncées et dépend donc de tous les facteurs qui conditionnent la performance : conformité aux règles de bonne formation grammaticale, mais aussi adéquation à la psychologie du sujet parlant, à la situation, aux normes discursives en vigueur, etc. Une phrase acceptable serait, en quelque sorte par anticipation, une phrase pour laquelle il n’y aurait aucune difficulté à imaginer un ou des contextes où son interprétation ne poserait pas de problème. La grammaticalité ne recouvrirait alors que la partie de l’acceptabilité qui est déterminée par les règles de bonne formation intrinsèque des énoncés : règles morphologiques et syntaxiques dans une grammaire traditionnelle (grammaticalité au sens étroit) ; règles morphologiques, syntaxiques, sémantiques et éventuellement pragmatiques, si l’on conçoit la grammaire comme un dispositif global associant à des formes des contenus et des pratiques communicatives (grammaticalité au sens large).

Dans une première perspective, une phrase comme :

(2) D’incolores idées vertes dorment furieusement (N. Chomsky)

est grammaticale mais asémantique, à l’inverse de :

(3) *Lui être intelligent beaucoup.

qui est interprétable mais agrammaticale, alors que :

(4) *Bière te avec je perroquets.

est à la fois agrammaticale et asémantique.

Dans la seconde perspective, (2-4) seront toutes les trois déclarées agrammaticales, mais respectivement sémantiquement (2), syntaxiquement (3) et à la fois syntaxiquement et sémantiquement (3) mal formées. Une phrase grammaticale au sens large du terme mais néanmoins non-acceptable serait alors une phrase qui pour d’autres raisons (longueur, complexité, obscurité, etc.) serait jugée impropre aux usages communicatifs ordinaires.

Remarque. — Il est particulièrement gênant que ce qui devrait être la pierre de touche de toute analyse grammaticale ne soit pas toujours l’objet d’un consensus. Il n’est pas rare, en effet, que les jugements des locuteurs ne soient pas concordants. Tantôt ces derniers émettent des jugements normatifs qui proscrivent des énoncés appartenant à des niveaux de langage jugés incorrects. Tantôt ils sanctionnent des sociolectes qui leur sont inconnus ou peu familiers. Enfin, même à compétence égale, les seuils d’acceptabilité peuvent varier considérablement.

Bibliographie. — J.-P. Boons, Acceptabilité, interprétation et connaissance du monde. Actes du Colloque Franco-Allemand de Grammaire Transformationnelle, Ch. Rohrer, N. Ruwet, éds.1974, Tübingen, M. Niemeyer, p. 11–39 – J. M. Carroll, T. Bever, C.R. Pollack, The non-uniqueness of linguistic intuition, Language, 57, 1981, p. 368–383 – F. Kerleroux, L’exception et la règle, Le gré des langues, 2, 1991, p. 67–81 – D. Leeman-Bouix, 1994 – L. Picabia, A. Zribi-Hertz, 1981, p. 146–154.


Дата добавления: 2019-09-13; просмотров: 207; Мы поможем в написании вашей работы!

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