A LA PRÉFECTURE DE POLICE



Yankel, nouvellement arrivé à Paris, se présente à la Préfecture de Police.

 

Le visage souriant et le cœur tendre, Yankel donc, sur les talons de M. Kratzmann, pénétra dans l'antre1 de la police. Derrière une table, les coudes sur le bois et les poings aux joues, un concierge en uniforme, avec une belle chaîne de métal sur le ventre, était plongé dans la lecture d'un journal. M. Kratzmann se découvrit poliment et lui adressa la parole; sans lever le nez, le concierge, au bout d'un long moment, grogna quelque chose. M. Kratzmann remercia avec beaucoup de chaleur — avec trop de chaleur même, pensa Yankel, ça manquait de dignité; puis le chapeau toujours bas, il se dirigea vers un guichet. Yankel hésita. Fallait-il, ne fallait-il pas se découvrir en ce lieu? La plupart des gens étaient couverts. Bah! Pourquoi s'exposer à des humiliations? Pourquoi risquer qu'un fonctionnaire vous fît sauter la casquette d'un revers de main? Qu'est-ce que ça coûte de la retirer soi- même? Yankel la retira. Comme on étouffait de chaleur, rester nu-tête n'avait rien que de naturel, non? Il y avait foule au guichet. Foule pas très ragoûtante, pensa Yankel à part soi des gens mal tenus, vulgaires, qui sentaient mauvais, des étrangers crasseux, piaulant, piaillant, jacassant, jargonnant en tous langages. Yankel se sentait humilié de se mêler à eux, d'être confondu avec eux. Il était étranger mais respectable, lui, il n'appartenait pas à cette écume9 des nations! Aussi se montra-t-il très froid à leur égard, pas liant pour deux sous10; même au jovial M. Kratzmann, qui l'entreprenait sans cesse, il ne répondit que par monosyllabes. Au fond, il avait un peu honte de parler yiddish11 ici. La police parisienne, pensez! D'autant que M. Kratzmann ne parlait pas, mais glapissait12. Tout le monde d'ailleurs glapissait dans cette salle, et ça faisait un vacarme des cinq cent mille diables, et toutes les cinq minutes, un militaire de la police s'approchait, les yeux furibonds, et se mettait à rugir. Sans doute invitait-il les gens au silence, car les criailleries baissaient d'un ton pendant quelques instants, pour reprendre ensuite. Mais ce qui étonna fort Yankel, ce fut de voir un des étrangers, et même des plus mal vêtus, discuter sans peur, à grand renfort de gestes, avec le militaire de la police. Discuter avec un porteur d'uniforme? Il allait se faire taper dessus! Non. Il ne se passa rien. Le militaire se mit à rire, leva les bras au ciel, et s'écarta. «Quelle anarchie!» pensa Yankel malgré lui. Enfin, il arriva devant le guichet, et s'étonna de plus belle: 'homme qu'il voyait de l'autre côté, un petit vieux à crâne chauve et moustache fatiguée, ne portait pas d'uniforme. Oui, un simple civil, vêtu d'alpaga13. (...) En Russie', quiconque occupe un poste dans la hiérarchie des fonctionnaires a droit à l'uniforme, avec boutons dorés, épaulettes, insignes divers; pour rien au monde on ne renoncerait à ce droit, et souvent même on porte un corset sous l'uniforme pour paraître plus martial; le dernier des facteurs ruraux arbore15 ainsi son petit uniforme et se sent quelqu'un. Alors ici, en pleine police, on trouve des gens sans uniforme? Et à Paris encore, dans la capitale? «Hm! comme c'est humain, ça!» pensa Yankel, avec une ferveur assez artificielle. Car, au fond, il regrettait les uniformes. Ça vous pose un homme, l'uniforme; on a beau dire, ça donne le sens de la responsabilité, de l'importance, ça inspire le respect aussi; tandis que ce petit vieux, là, regardez-moi ça, c'est chiffonné, c'est pauvre, quoi! Presque dégradant. Il avait déballé devant le guichet ses innombrables papiers russes. M. Kratzmann les présentait l'un après l'autre au petit vieux, en les accompagnant d'un gracieux gazouillis16 avec envol de mains. (...) Et M. Kratzmann gazouillait, gazouillait éperdument... Gazouillait seul. De l'autre côté du guichet, le fonctionnaire, quoique civil, ne gazouillait pas. Il n'avait pas ouvert la bouche, le
fonctionnaire; pas levé les yeux, pas touché ni seulement regardé les papiers que M. Kratzmann agitait devant lui, d'un air engageant avant de les poser sur la planche. Il écrivait sur un registre, le fonctionnaire, il tamponnait avec un buvard ce qu'il avait écrit, il appliquait un cachet; puis, il tournait la tête vers son voisin du guichet suivant, échangeait en riant quelques mots avec lui, tandis que M. Kratzmann s'interrompait; il revenait à son registre et aussitôt M. Kratzmann, qui, de ses petits yeux vifs, ne le perdait pas de vue, recommençait à gazouiller de plus belle. «Mais... mais il ne s'occupe même pas de nous!» se dit soudain Yankel, révolté. Alors, qu'est-ce que M. Kratzmann avait à jacasser ainsi pour rien? Pas de dignité, cet homme!

Enfin le fonctionnaire, toujours sans regarder, tendit la main par le guichet, attrapa les papiers, y jeta un coup d'œil, et poussa un soupir excédé qui souleva les barbes17 de sa moustache: il n'aimait évidemment pas l'écriture russe. Sans doute avait-il des interprètes à sa disposition, mais il fallait les appeler, c'était toute une histoire18... Cependant M. Kratzmann gazouillait avec la dernière énergie, et Yankel pensait que le français est une langue mélodieuse à entendre, mais tout de même pas aussi mélodieuse ni énergique que le russe.

 

ROGER IKOR. Les Fils d'Avrom. Les Eaux Mêlées.

MANIFESTATION DE GRÉVISTES

Les revendications sociales sont fort anciennes en France, où de nombreux mouvements de grève se sont succédés depuis un siècle. Si la violence n'en fut, pas toujours exclue, il faut comprendre qu'elle était suscitée par la misère souvent révoltante de la condition ouvrière.

La scène se passe dans le nord de la France, dans la région de Roubaix Tourcoing, où sont installées de puissantes industries textiles. Les patrons ayant refusé l'augmentation demandée par les ouvriers, ceux-ci se sont mis en grève.

Une rumeur lointaine, lentement accrue, finit par tirer Denoots1 de sa rêverie sombre. Des cris, des clameurs, un piétinement confus d'êtres en marche... Ce moutonnement venait de la rue du Pays, envahissait l'entrée de la rue de la Fosse aux Chênes. Denoots ouvrit sa fenêtre, jeta au-dehors un coup d'œil. Une troupe de gardes à cheval2 arrivait. Ils passèrent sous sa fenêtre. Derrière venait une fanfare, avec des grosses caisses3, qui menait grand bruit. Puis, encadrée entre deux files de gardes mobiles à cheval alternant avec des gardes à pied et des policiers, lente, désordonnée, tumultueuse, la foule des grévistes avançait en cortège.

Ce n'était pas d'abord, comme on eût pu le croire, un spectacle dramatique. Cette masse, on la sentait trop bien contenue, trop fermement endiguée par ces hommes en uniformes, avec leurs armes, leurs carabines et leurs sabres. Des femmes hâves, en pantoufles, trainaient des enfants sales. Les hommes étaient en espadrilles, en casquette. Beaucoup, malgré la pluie, n'avaient pas de pardessus. Ils avaient relevé le col de leur veston minable4. Ils chantaient sans entrain, malgré les encouragements des dirigeants, qui, à côté, comme des caporaux, les guidaient en suivant de l'œil, sur un papier, les paroles des couplets de L'Internationale, que bien peu connaissent. Et, pressés, bousculés, passant en hâte entre deux rangées d'hommes solides et armés pour la bataille, ils paraissaient plus pitoyables qu'effrayants, avec leurs joues creuses et leur carrure étriquée5. Un mot venait aux lèvres: «Les malheureux*!»

Jusqu'au jour où, peut-être, la faim en ferait une bande de loups.

Beaucoup portaient des pancartes, au bout de longs bâtons. On y lisait

Cinq pour cent d'augmentation!

La semaine de quarante heures!

Quinze jours de vacances payées!

La lutte jusqu'au bout! Le triomphe ou la mort!

Mélange de revendications pratiques et de phraséologie pompeuse. Comme l'aime le peuple. Tous les trente mètres, un grand cri soulevait la foule:

«Du pain pour nos enfants! Du plomb8 pour nos patrons!»

Denoots regardait toujours. Le cortège arrivait à sa fin. Déjà, tout au bout de la rue, on voyait le peloton de gardes à cheval qui fermait la marche. A cet instant, une femme, sous la fenêtre de Denoots, leva la tête. Elle aperçut le patron qui regardait le cortège. Elle le dit à d'autres. Des gens s'arrêtèrent. On leva le poing vers lui. On lui cria: «A mort! A mort!» Les agents poussaient en vain cette foule qui ne voulait plus avancer Des hommes cherchaient des pierres. Beaucoup se colletaient9 avec les gardes, refusant de s'en aller. L'incident allait tourner en échauffourée- malgré l'intervention de Denvaert10 et de quelques chefs du syndicat, qui tentaient de calmer leurs hommes et s'opposaient aux violences des policiers énervés. Un bâton, lancé par une femme, cassa un carreau de la fenêtre d'où l'industriel regardait. Denoots referma la croisée. Mais les cris continuèrent: «A mort! A mort! La corde au cou, Denoots! La corde au cou!» Cinq minutes encore, la bousculade se prolongea sous sa fenêtre. Puis l'échauffourée se calma. Le cortège reprenait sa route. Lentement, decrescendo, les vociférations s'éloignaient: «Quand on n'aura plus d'pain, faudra taper dans l'tas! Taper dans l'tas! " Taper dans l'tas!» De nouveau, on le12 perçut comme une rumeur confuse et distante, qui s'en allait ailleurs, porter en d'autres coins de la cité la terreur et la révolte. «Du pain pour nos enfants! Du plomb pour nos patrons!» C'était là le grand cri, celui où chacun mettait son exaspération de misère. On le reprenait à chaque instant. Il dominait tous les autres, il résumait la volonté sauvage de ce peuple: se venger, et manger. Et tout s'était tu, la Fosse aux Chênes avait repris son calme de rue morte, quand, écho lointain et farouche, revint encore, apporté par le vent jusqu'aux oreilles de Denoots frissonnant et paie, la suprême clameur de famine et de haine, dont on n'entendait que les premiers mots: «Du pain!.. Du plomb!.. Du pain!.. Du plomb**!..»

 

MAXENCE VAN DER MEERSCH.
Quand les sirènes se taisent (1933).

UNE CONDAMNATION A MORT

L'ORGANISATION de la Justice en France est extrêmement complexe. Disons seulement qu'elle est étagé proportionnellement à l'importance de la chose jugée: ainsi, pour ne parler que de la justice pénale, les tribunaux de simple police sanctionnent les délits de peu de gravité; les tribunaux correctionnels, eux, connaissent de fautes plus lourdestelles que le vol, ou l'escroquerie: aux Cours d'Assises reviennent les procès criminels. Mais il faudrait ajouter à cette classification sommaire au moins les Cours d'Appel et la Cour de Cassation. Et aussi ces tribunaux administratifs, que sont, entre autres, les Conseils de Préfecture et le Conseil d'État. Il ne manque point, dans la littérature française, de pages consacrées a la peinture du inonde judiciaire. L'une des plus fortes qui aient été écrites m dernières années est celle que l'on rencontre dans L'Étranger, sous la plume

incisive d'ALBERT CAMUS.

Pour avoir commis un meurtre, Meursault a été jeté en prison. Le voici traduit en jugement. Déjà le procureur de la République a demandé qu'il fût condamné à mort; l'avocat de la défense a pris alors la parole et s'est engagé dans une longue plaidoirie.

A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des prétoires1, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de crème a résonné jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies: des odeurs d'été le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie2. Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et je n'ai eu qu'une hâte, c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si j'ai entendu mon avocat s'écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur honnête perdu par une minute d'égarement, et demander les circonstances atténuantes pour un crime dont je traînais déjà comme le plus sûr de mes
châtiments, le remords éternel3. La cour a suspendu l'audience et l'avocat s'est rassis d'un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui ferrer la main. J'ai entendu: «Magnifique, mon cher.» L'un d'eux m'a même pris à témoin: «Hein?» m'a-t-il dit. J'ai acquiescé, mais mon compliment
n'était pas sincère parce que j'étais trop fatigué. Pourtant, l'heure déclinait au-dehors et la chaleur était moins forte. Aux quelques bruits de la rue que j'entendais, je devinais la douceur du soir, plous étions là, tous, à attendre. Et ce qu'ensemble nous attendions ne concernait en réalité que moi. J'ai encore regardé la salle. Tout était dans le même état que le premier jour. J'ai rencontré le regard du journaliste à la veste grise et de la femme automate. Cela m'a donné à penser que je n'avais pas cherché Marie du regard pendant tout le procès. Je ne l'avais pas publiée, mais j'avais trop à faire. Je l'ai vue entre Céleste et Raymond4. Elle m'a fait un petit signe comme si elle disait: «Enfin», et j'ai vu son visage un peu anxieux qui souriait. Mais je sentais mon cœur fermé et je n'ai même pas pu répondre à son sourire.

La cour est revenue. Très vite on a lu aux jurés une série de questions. J'ai entendu «coupable de meurtre»... «provocation»... «circonstances atténuantes». Les jurés sont sortis et l'on m'a emmené dans la petite pièce où j'avais déjà attendu. Mon avocat est venu me rejoindre: il était très volubile et m'a parlé avec plus de confiance et de cordialité qu'il ne l'avait jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m'en tirerais avec quelques années de prison ou de bagne. Je lui ai demandé s'il y avait des chances de cassation5 en cas de jugement défavorable. Il m'a dit que non. Sa tactique avait été de ne pas déposer de conclusions6 pour ne pas indisposer le jury. Il m'a expliqué qu'on ne cassait pas un jugement, comme cela, pour rien. Cela m'a paru évident et je me suis rendu à ses raisons.
A considérer froidement la chose, c'était tout à fait naturel. Dans le cas contraire, il y aurait trop de paperasses inutiles. «De toute façon, m'a dit mon avocat, il y a le pourvoi7. Mais je suis persuadé que l'issue sera favorable*» Nous avons attendu très longtemps, près de trois quarts d'heure, je crois Au bout de ce temps, une sonnerie a retenti. Mon avocat m'a quitté en disant: «Le président du jury va lire les réponses. On ne vous fera entrer que pour l'énoncé du jugement.» Des portes ont claqué. Des gens couraient dans les escaliers dont je ne savais pas s'ils étaient proches ou éloignés. Puis j'ai entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle. Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box s'est ouverte, c'est le silence de la salle qui est monté vers moi, le silence et cette singulière sensation que j'ai eue lorsque j'ai constaté que le jeune journaliste avait détourné ses yeux. Je n'ai pas regardé du côté de Marie. Je n'en ai pas eu le temps parce que le président m'a dit dans une forme bizarre que j'aurais la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français**. Il m'a semblé alors reconnaître le sentiment que je lisais sur tous les visages. Je crois bien que c'était de la considération. Les gendarmes étaient très doux avec moi. L'avocat a posé sa main sur mon poignet. Je ne pensais plus à rien. Mais le président m'a demandé si je n'avais rien à ajouter. J'ai réfléchi. J'ai dit: «Non.» C'est alors qu'on m'a emmené***.

ALBERT CAMUS. L'Étranger (1942).

 

 


Дата добавления: 2015-12-21; просмотров: 1; Мы поможем в написании вашей работы!

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