UN CONDAMNÉ ENCOMBRANT



(A Monaco, un mari a tué sa femme. Il est condamné à mort. Mais
les instruments pour l'exécution manquent à Monaco.)

 

On délibéra longtemps sans découvrir aucun moyen pratique.

Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort en celle de prison perpétuelle, et la mesure fut adoptée. Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une, et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.

Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le jour sur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autant sur une chaise, devant la porte, en regardant passer les voyageurs. Mais le prince est économe, c'est là son moindre défaut, et il se fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans son État (la liste n'en est pas longue). On lui remit donc la note des frais relatifs (...) à l'entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Le traitement de ce dernier grevait lourdement le budget du souverain. Il fit d'abord la grimace; mais, quand il songea que cela pouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint son ministre de la Justice d'avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense. Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux convinrent qu'on supprimerait la charge de geôlier. Le prisonnier, invité à se garder seul, ne pouvait manquer de s'évader, ce qui résoudrait la question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine du palais resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour reconquérir sa liberté. Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments, on le vit arriver tranquillement pour les réclamer; et il prit dès lors l'habitude, afin d'éviter une course au cuisinier, de venir aux heures des repas manger au palais avec les gens de service, dont il devint l'ami. Après le déjeuner, il allait faire un tour jusqu'à Monte-Carlo. Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert. Quand il avait gagné, il s'offrait un bon dîner dans un hôtel en renom, puis il revenait dans sa prison, dont il fermait avec soin la porte au-dedans. Il ne découcha pas une seule fois. La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais pour les juges. La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé qu'on inviterait le criminel à sortir des États de Monaco. Lorsqu'on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement: «Je vous trouve plaisants. Eh bien! Qu’est- ce que je deviendrai, moi? Je n'ai plus de moyen d'existence. Je n'ai plus de famille. Que voulez-vous
que je fasse? J'étais condamné à mort. Vous ne m'avez pas exécuté. Je n'ai rien dit. Je suis ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mains d'un geôlier. Vous m'avez enlevé mon gardien. Je n'ai rien dit encore. Aujourd'hui vous voulez me chasser du pays. Ah! Mais non. Je suis prisonnier, votre prisonnier, jugé et condamné par vous. J'accomplis ma peine fidèlement, je reste ici». La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible et ordonna de prendre des
mesures. On se remit à délibérer. Alors, il fut décidé qu'on offrirait au coupable une pension de six cents francs pour aller vivre à l'étranger. Il accepta. Il a loué un petit enclos, à cinq minutes de l'État de son ancien souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques légumes et méprisant les potentats.

 

Guy de MAUPASSANT, Sur l'eau

 


Дата добавления: 2015-12-21; просмотров: 1; Мы поможем в написании вашей работы!

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