Sur la commune rurale en Russie 14 страница



Belinnski était complètement libre des influences que nous subissons lorsque nous ne savons pas nous en défendre. Séduite par la nouveauté, nous acceptons dans notre première jeunesse une foule de choses de mémoire, sans les vérifier par l'entendement. Ces réminiscences, que nous prenons pour des vérités acquises, lient notre indépendance. Bélinnski commença ses études par la philosophie, et cela à l'âge de vingt-cinq ans. Il aborda la science avec des questions sérieuses et une dialectique passionnée. Pour lui, les vérités, les résultats n'étaient ni des abstractions ni des jeux d'esprit, mais des questions de vie ou de mort; libre de toute Influence étrangère, il entra dans la science avec plue de sincérité; il ne chercha à rien sauver du feu de l'analyse et de la négation, et tout naturellement, il se révolta contre les demi-solutions, les conclusions timides et les lâches concessions. Tout cela n'est plus nouveau, après le livre de Feuerbach et la propagande faite par le journal d'Arnold Ruge, mais il faut se rapporter au temps antérieur à 1840. La philosophie hégélienne était alors sous le charme de ces tours de passe-passe dialectiquos qui faisaient reparaître la religion dissoute et démolie par la Phénoménologieet la Logique, dans la Philosophie de la Religion. C'était ie tempe où l'on était encore enchanté que la langue philosophique eût atteint une telle perfection que les initiés voyaient l'athéisme là, où les profanes trouvaient la foi.

Cette obscurité préméditée, cette retenue circonspecte ne pouvaient manquer de provoquer une opposition acharnée de la part d'un homme sincère, Bélinnski, étranger à la scolastique, libre de la pruderie protestante et des convenances prussiennes, etait indignéde cette science pudique, qui mettait une feuille de vigne sur ses vérites.

Un jour après avoir combattu pendant des heures entières le panthéisme timoré des Berlinois, Bélinnski se leva en disant de savoix palpitante et convulsive: «Voue voulez me faire accroire que le but de l'homme soit d'amener l'esprit absolu à la conscience de lui-même, et vous vous contentez de ce rôle; quant à moi, je ne suis pas assez imbécile pour servir d'organe involontaire à qui que ce soit. Si je pense, si je souffre, c'est pour moi-même. Votre esprit absolu, s'il existe, est pour moi un étranger. Je n'ai pas à le connaître, car je n'ai avec lui rien de commun».

Nous ne citons ces paroles que pour montrer encore une fois tournure de l'esprit russe. Dès qu'on avait commencé à prêcher l'absurdité du dualisme, le premier homme de talent en Russie qui s'occupât de la philosophie allemande s'aperçut qu'elle n'était réaliste que sur parole, qu'elle restait au fond une religion terrestre, une religion sans ciel, un couvent logique où on fuyait le monde pour se plonger dans les abstractions.

L'activité publique de Bélinnski ne date que de 1841. Il s'empara alors de la direction des Annales patriotiquesde Petersburg et domina le journalisme pendant six années. Il tomba,comme un guerrier, avec le journalisme russe. Il est mort en 1848, exténué de fatigue, abreuvé de dégoûts et en proie à la plus grande misère.

Bélinnski a beaucoup fait pour la propagande. Toute la jeunesse studieuse se nourrissait de ses articles: il forma le goût esthétique du public, il donna de la vigueur a la pensée. Sa critique pénétrait plus avant que celle de Polévoï, soulevant d'autres questions et d'autres doutes. On l'a peu apprécié; il y avait, lui vivant, trop d'amour-propres blessés, trop do vanités froissées; après sa mort, le gouvernement défendit d'écrire à son sujet, et c'est ce qui m’a déterminé à m'étendre sur lui plus que sur un autre.

Son style était souvent anguleux, mais toujours plein d'énergie. Il communiquait sa pensée, comme il la concevait, avec passion. On sent dans chaque mot que cet homme écrit avec son sang, on sent combien il dépense et comme il se consume, maladif, irascible, il ne connaissait de limites ni à l'amour ni à la haine. Il était souvent entraîné, parfois même très injuste, mais il resta toujours sainteement sincère.

Une collision entre Bélinnski et les Slavophiles était inévitable.

Nous l'avons dit, c'était un des hommes les plus libres n'étant lié ni par les croyances ni par les traditions; ne dépendant pas de l'opinion publique et n'acceptant aucune autorité-ne craignant ni la colère des amis, ni l'épouvante des belles âmes Il était toujours, en sentinelle de la critique, prêt à dénoncer à flétrir tout ce qu'il croyait réactionnaire. Comment pouvait-il donc laisser en paix les Slavophiles orthodoxes et ultrapatriotes lui qui voyait de lourdes chaînes dans tout ce que les Slavophiles prenaient pour les liens les plus sacrés?

Parmi les Slavophiles il y eut des hommes de talent, des éru-dits, mais pas un seul publiciste; leur revue (Le Moscovite) n'avait guère de succès. Les hommes de talent de ce parti n'écrivaient presque pas, les hommes incapables écrivaient toujours.

Les Slavophiles avaient sur les Européens un grand avantage, mais les avantages de ce genre sont pernicieux, ils défendaient l'orthodoxie et la nationalité, tandis que des Européens attaquaient l'une et l'autre; ils pouvaient donc dire presque tout, sauf à recevoir une décoration, une pension, une place de précepteur à la cour ou de gentilhomme de la chambre. Bélinnski, au contraire, ne pouvait rien dire; un mot trop transparent, une parole imprudente pouvaient le mener dans une casemate, compromettre le journal, le rédacteur et le censeur. Mais ce fut là même une raison pour laquelle toutes les sympathies furent acquises à l'écrivain téméraire qui, en face de la forteresse de Pierre et Paul, défendait l'indépendance, et les antipathies furent pour ses adversaires qui montraient le poing abrités par le Kremlin et la cathédrale de l'Assomption, si bien protégés par les «Allemands» de Pétersbourg. Tout ce que Bélinnski et ses amis ne disaient pas, on le devinait, on le suppléait. Tout ce que disaient les Slaves paraissait ou peu délicat ou peu généreux.

Hâtons-nous d'ajouter que les Slavophiles n'ont cependant jamais été les partisans du gouvernement. Il y a certainement, à Pétersbourg, des panslavistes impériaux et, à Moscou, des Slavophiles ralliés, comme il y a des patriotes russes parmi les Allemands de la Baltique et des Gircassiens pacifiés au Caucase, mais on ne parle pas de telles gens. Ce sont des amateurs de la servitude qui prennent l'absolutisme pour la seule forme civilisée d'un gouvernement, qui prêchent la supériorité des vins du Don sur les vins de la Côte – d'Or et le russicisme aux Slaves occidentaux, en remplissant leur âme de cette noble haine des Allemands et des Magyars qui a si bien servi les Windischgraetz et les Haynau. Le gouvernement, sans reconnaître leur doctrine officiellement, paie leurs frais de voyage et envoie à leurs amis tchekhs et croates les croix holsteinoises de Ste-Anne, préparant pour eux ces embrassements fraternels dans lesquels il a étouffé la Pologne.

Quant aux véritables Slavophiles, leur bon rapport avec le gouvernement était plutôt un malheur qu'un fait désiré. Mais telles sont les conséquences de toute doctrine basée sur l'autorité. Elle peut être révolutionnaire dans un sens, mais elle est nécessairement conservatrice dans un autre et se trouve par conséquent dans la triste alternative de s'allier à son ennemi ou d'abandonner son principe. Une connivence avec son ennemi suffit pour réveiller la conscience.

Bélinnski et ses amis n'ont opposé aux Slaves ni une doctrine ni un système exclusif, mais une vive sympathie pour tout ce qui agitait l'homme contemporain; un amour sans bornes pour la liberté de penser et une haine tout ausi forte contre tout ce qui l'entrave: l'autorité, la force ou la foi. Ils envisageaient la question russe et la question européenne d'une manière tout à fait opposée aux Slavophiles.

Il leur sembla qu'une des causes les plus graves de l'esclavage où se trouvait la Russie était le manque de l'indépendance personnelle; de là l'absence complète du respect de l'individu, du côté du gouvernement, et d'opposition, du côté des personnes; de là le cynisme du pouvoir et la longanimité du peuple. L'avenir de la Russie sera d'un grand danger pour l'Europe et plein de malheurs pour elle-même, s'il n'entre des ferments émanci-pateurs dans le droit personnel. Un siècle encore du despotisme actuel, et toutes les bonnes qualités du peuple russe seront anéanties.

Par bonheur, la Russie avait une position extraordinaire, par rapport à cette grave question de l'individualité.

Pour l'homme de l'Occident, un des plus grands malheurs qui maintiennent l'esclavage, le paupérisme des masses et l'impulsance des révolutions, c'est l'asservissement moral; ce n'est pas un manque de sentiment de l'individualité, mais le manque de clarté dans ce sentiment, faussé qu'il est par les antécédents historiques qui limitent l'indépendance individuelle. Les peuples de l'Europe ont donné tant d'âme et tant de sang pour les révolu, tions passées, qu'elles sont toujours présentes, et que l'individu ne peut faire un pas sans heurter des souvenirs, des fueros plus ou moins obligatoires et reconnus par lui-même: toutes les questions ont déjà été résolues à demi; les mobiles, les relations des hommes entre eux, les devoirs, les moralités et les crimes, tout est déterminé, et cela, non par une force majeure, mais en partie par l'assentiment des hommes. Il s'ensuit que l'individu, au lieu de conserver sa liberté d'action, n'a qu'à se soumettre ou qu'à s'insurger. Ces normes sans appel, ces notions toutes faites traversent l'Océan et s'introduisent dans le pacte fondamental d'une république toute nouvelle; elles survivent au roi guillotiné et se placent tranquillement sur les bancs des Jacobins et à la Convention. On a longtemps pris cette masse de demi-vérités et de demi-préjugés pour des fondements solides et absolus de la vie sociale, pour des résultats immuables et supérieurs au doute. En effet, chacun d'eux a été un véritable progrès, une victoire pour son temps, mais de leur ensemble s'élevèrent peu à peu les murs d'une nouvelle prison. Les hommes pensants s'en aperçurent, au commencement de notre siècle, mais ils virent en même temps toute l'épaisseur de ces murs et tout ce qu'il fallait d'efforts, pour les ébrécher.

La Russie est dans une tout autre position. Les murs de sa prison sont en bois; élevés par la force brutale, ils céderont au premier choc. Une partie du peuple, reniant tout son passé avec Pierre Ier, a montré quelle puissance de négation elle possède; l'autre, restée étrangère à l'état actuel, a fléchi, mais n'a pas accepté le régime nouveau qui paraît être un bivouac temporaire. On obéit, parce qu'on craint, mais on ne croit pas.

Il était évident que, ni l'Europe occidentale, ni la Russie actuelle ne pouvaient aller plus loin dans leurs voies sans rejeter complètement leurs manières d'être politique et morale. Mais l'Europe, comme Nicodème, était trop riche pour sacrifier son grand avoir pour une espérance; les pêcheurs de l'Evangile n'avaient rien à regretter, il leur était facile de changer leurs filets contre une besace. Ce qu'ils avaient c'était une âme vivante pouvant comprendre le Verbe.

Ce rapport à son passé et à celui de l'Europe dans lequel la Russie était placée, tout était nouveau, et paraissait très favorable au développement de l'indépendance personnelle. Au lieu d'en profiter, on vit paraître une doctrine qui dépouillait la Russie du seul avantage que son histoire lui avait légué. Haïssant, comme nous, le présent de la Russie, les Slavophiles voulaient emprunter au passé des liens dans le genre de ceux qui brident la marche de l'Européen. Ils confondaient l'idée de l'individualité libre avec celle de l'égoïsme rétréci; ils la prenaient pour une idée européenne, occidentale, et, pour nous confondre avec les adorateurs aveugles de la lumière de l'Occident, ils nous présentaient continuellement le tableau terrible de la dissolution européenne, du marasme des peuples, de l'impuissance des révolutions, de l'approche d'une crise sombre et fatale. Tout cela était vrai, seulement ils avaient oublié de nommer ceux dont ils avaient appris toutes ces vérités.

L'Europe n'avait attendu ni la poésie de M. Khomiakoff, ni la prose des rédacteurs du Moscovite pour comprendre qu'elle était à la veille d'un cataclysme, d'une palingénésie ou d'une dissolution complète. La conscience du dépérissement de la société actuelle, c'est le socialisme, et certes, ni Saint-Simon, ni Fourier, ni ce Samson moderne qui du fond de sa prison[16] fait trembler l'édifice européen, n'ont puisé leurs sentences foudroyantes contre l'Europe dans les écrits de Schaffarick, de Kolar ou de Mickiewicz. Le saint-simonisme a été connu en Russie une dizaine d'années avant qu'il ait été question des Slavophiles.

Il n'est pas facile à l'Europe, disions-nous aux Slavophiles, de se défaire de son passé; elle le conserve contrairement à ses intérêts, parce qu'elle sait à quel prix on achète les révolutions, et parce qu'il y a beaucoup de choses, dans son état actuel, qui lui sont chères et qui sont difficiles à remplacer. Il est facile de faire la critique de la réformation et de la révolution en lisant leur histoire, mais l'Europe les a dictées et les a écrites avec son propre sang. Elle s'est élevée dans ces grandes luttes par ses protestations, au nom de la liberté de la pensée et des droits de l’homme à cette hauteur de conviction qu'elle ne sait peut-être pas réaliser. Nous autres, nous sommes plus libres du passé, c'est un grand avantage, mais il oblige à plus de modestie. C'est une vertu par trop négative pour être méritoire, et il n'y a que l'ultraroman-tisme pour élever l'absence des vices au rang des bonnes actions. Nous sommes libres du passé, parce que notre passé est vide, pauvre, étroit. Il est impossible d'aimer des choses telles que le tzarisme moscovite ou l'impérialisme pétersbourgeois. On peut les expliquer, on peut trouver, au milieu d'eux, les germes d'un autre avenir, mais il faut avoir la tendance de leur échapper comme à des langes. Reprochant à l'Europe de ne pas savoir dépasser ses institutions, les Slavophiles non seulement ne disaient pas comment ils entendaient résoudre la grande antinomie de la liberté individuelle et de l'Etat, mais ils évitaient même d'entrer dans les détails de cette organisation politique slave, dont ils parlaient sans cesse. Sous ce rapport, ils se renfermaient dans la période de Kiev et s'en tenaient à la commune rurale. La période de Kiev n'a pas empêché celle de Moscou, ni la perte de toutes les libertés. La commune n'a pas sauvé le paysan du servage; loin de nier l'importance de la commune, nous tremblons pour elle, car, au fond, il n'y a rien de stable sans la liberté individuelle. L'Europe ne connaissant pas cette commune, ou l'ayant perdue dans les vicissitudes des siècles passés, l'a comprise, et la Russie, qui la possède depuis mille ans, ne la comprenait pas, tant que l'Europe n'était pas venue lui dire, quel trésor elle recelait dans son sein. On a commencé à apprécier la commune slave lorsque le socialisme a commencé à se répandre. Nous défions les Slavophiles de nous prouver le contraire.

L'Europe n'a pas résolu l'antinomie entre l'individu et l'Etat, mais au moins elle en a posé la question. La Russie s'approche du problème d'un côté opposé, mais elle non plus ne l'a pas résolu. C'est en présence de cette question que commence notre égalité. Nous avons plus d'espérances, car nous ne faisons que commencer, mais une espérance n'est une espérance, que parce qu'elle peut ne pas se réaliser.

Il ne faut pas trop sefier à l'avenir, ni dans l'histoire, ni dans la nature. Chaque fœtus n'atteint pas l'âge adulte, tout ce qui se meut dans l'âme ne se réalise pas, quoique tout aurait pu se développer dans d'autres circonstances.


Дата добавления: 2021-03-18; просмотров: 57; Мы поможем в написании вашей работы!

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