Sur la commune rurale en Russie 12 страница



A Moscou, la revue qui remplaça le Télégraphe supprimé fut le Télescope; cette revue n'a pas eu autant de longévité que celle qui l'avait précédée, mais sa mort fut des plus glorieuses. Ce fut elle qui inséra la célèbre lettre deTchaadaïeff. La revue fut immédiatement supprimée, le censeur mis à la retraite, le rédacteur en chef exilé a Oust-Syssolsk. La publication de cette lettre fut un événement des plus graves. Ce fut un défi, un signe de réveil; elle rompit la glace après le 14 décembre. Enfin, il vint un homme dont l'âme débordait d'amertume; il trouva une langue terrible pour dire avec une éloquence funèbre, avec un «aime accablant tout ce qui s'était accumulé d'acerbe, en dix années, dans le cœur du Russe civilisé. Cette lettre fut le testament d'un homme qui abdique ses droits, non par amour pour ses héritiers, mais par dégoût; sévère et froid, l'auteur demande compte à la Russie de toutes les souffrances dont elle abreuve un homme qui ose sortir de l'état de brute. Il veut savoir ce que nous achetons à ce prix, par quoi nous avons mérité cette situation; il l'analyse avec une profondeur désespérante, inexorable, et après avoir terminé cette vivisection, il se détourne avec horreur, en maudissant le pays dans son passé, dans son présent et dans son avenir. Oui, cette sombre voix ne se fit entendre que pour dire à la Russie qu'elle n'a jamais existé humainement, qu'elle ne représente. «qu'une lacune de l'intelligence humaine, qu'un exemple instructif pour l'Europe». Il dit à la Russie que son passé a été mutile, que son présent est superflu et qu'elle n'a aucun avenir.

Sans être d'accord avec Tchaadaïeff, nous comprenons parfaitement la voie qui l'a conduit à ce point de vue noir et désespéré; d autant plus, que jusqu'à présent les faits parlent pour lui et non contre lui. Nous croyons; et lui, il n'a qu'a montrer du doigt; uous espérons, et il lui suffit d'ouvrir un journal pour prouver qu'il raison. La conclusion à laquelle arrive Tchaadaïeff ne peut soutenir aucune critique, et ce n'est point là qu'il faut chercher l'importance de cette publication; c'est par le lyrisme de son indignation austère qui secoue l'âme et la laisse longtemps sous une impression pénible, qu'elle conserve sa signification. On a reproché à l'auteur sa dureté, mais c'est elle qui fait son plus grand mérite. On ne doit pas nous ménager; nous oublions trop vite notre position, nous sommes trop habitués à nous distraire entre les murs d'une prison.

Un cri de douleur et de stupéfaction accueillit cet article il effraya, il blessa même ceux qui en partageaient les sympathies, et pourtant il n'avait fait qu'énoncer ce qui agitait vaguement l'âme de chacun de nous. Qui de nous n'a pas eu ces moments de colère, dans lesquels il haïssait ce pays qui n'a que des tourments pour réponse à toutes les aspirations généreuses de l'homme, qui se hâte de nous réveiller pour nous appliquer la torture? Qui de nous n'a pas désiré de s'arracher à tout jamais de cette prison qui oceupe le quart du globe terrestre; à cet empire monstre où chaque commissaire de police est un souverain et le souverain un commissaire de police couronné? Qui de nous ne s'est pas livré à tous les entraînements pour oublier cet enfer frappé à la glace, pour obtenir quelques moments d'ivresse et de distraction? Nous voyons maintenant les choses d'une autre face, nous envisageons l'histoire russe d'une autre manière, mais il n'y a pas de raison pour nous rétracter ou pour nous repentir de ces moments de désespoir; nous les avons payés trop cher pour les céder; ils ont été notre droit, notre protestation, ils nous ont sauvés.

Tchaadaïeff se tut, mais on ne le laissa pas tranquille. Les aristocrates de Pétersbourg, ces Bénkéndorf, ces Kleinmikhel s'offensèrent pour la Russie. Un grave allemand, Viguel, chef probablement protestant, du département des cultes, se gendarma pour l'orthodoxie russe. L'empereur fit déclarer Tchaadaïeff atteint d'aliénation mentale. Cette farce de mauvais goût ramena à Tchaadaïeff même ses ennemis; son influence à Moscou s'en accrut. L'aristocratie même baissa la tête devant cet homme de la pensée et l'entoura de respect et d'attention, donnant ainsi un démenti éclatant à la plaisanterie impériale.

La lettre de Tchaadaïeff résonna comme une trompette d'appel; le signal fut donné et de tous côtés partirent de nouvelles voix; de jeunes lutteurs entrèrent dans l'arène, témoignant du travail silencieux qui s'était fait pendant ces dix années.

Le 14 (26) décembre avait trop profondément tranché le passé pour qu'on eût pu continuer la littérature qui l'avait précédé. Le lendemain de ce grand jour pouvait venir encore un jeune homme plein des fantaisies et des idées de 1825, Vénévitinoîf. Le désespoir, comme la douleur après une blessure, ne vient pas immédiatement. Mais à peine eut-il prononcé quelques nobles paroles, qu'il disparut comme les fleurs d'un ciel plus doux qui meurent au souffle glacé de la Baltique.

Vénévitinoff n'était pas né viable pour la nouvelle atmosphère russe. Pour pouvoir supporter l'air de cette époque sinistre, il fallait une autre trempe, il fallait être habitué dès l'enîance à cette bise âpre et continue, il fallait s'acclimater aux doutes insolubles, aux vérités les plus amères, à sa propre faiblesse, aux insultes de tous les jours; il fallait prendre l'habitude dès la plus tendre enfance de cacher tout ce qui agitait l'âme et de ne rien perdre de ce qu'on y avait enseveli; au contraire, de mûrir dans une colère muette tout ce qui se déposait au coeur. Il fallait savoir haïr par amour, mépriser par humanité, il fallait avoir un orgueil sans bornes pour porter la tête haute les menottes au mains et aux pieds.

Chaque chant d'Onéguine qui paraissait après 1825 était de.plus en plus profond. Le premier plan du poète avait été léger, serein, il l'avait tracé dans un autre temps; il avait été entouré alors d'un monde qui se plaisait à ce rire ironique, mais bienveillant, enjoué. Les premiers chants d'Onéguine nous rappellent beaucoup le comique caustique mais cordial de Griboïédoff. Les larmes et le rire, tout se changea.

Les deux poètes auxquels nous pensons et qui expriment la nouvelle époque de la poésie russe, sont Lermontoff et Koltzoff. C'étaient deux voix fortes venant de deux côtés opposés.

Rien ne peut démontrer avec plus de clarté le changement opé-é dans les esprits, depuis 1825, que la comparaison de Pouchkine et de Lermontoff. Pouchkine, souvent mécontent et triste, roissé et plein d'indignation, est pourtant prêt à faire la paix. Il la désire, il n'en désespère pas; une corde de réminiscence des temps de l'empereur Alexandre ne cessait de vibrer dans son cœur.

Lermontoff était tellement habitué au désespoir, à l'antagonisme que non seulement il ne cherchait pas à en sortir, mais qu'il neconcevait la possibilité ni d'une lutte, ni d'un accommodement Lermontoff n'a jamais appris à espérer, il ne se dévouait pas parce qu'il n'y avait rien qui sollicitât ce dévoûment. Il ne portait, pas sa tête avec fierté au bourreau, comme Pestel et Ryléieff parce qu'il ne pouvait croire à l'efficacité du sacrifice; il se jeta, de côté et périt pour rien.

Le coup de pistolet qui avait tué Pouchkine réveilla l'âme de Lermontoff. Il écrivit une ode énergique dans laquelle, flétrissant les viles intrigues qui avaient précédé le duel, intrigues, tramées par des ministres littérateurs et des journalistes espions, il s'écria avec une indignation de jeune homme: «Vengeance, empereur, vengeance!» Le poète expia cette seule inconséquence par-un exil au Caucase. Cela se passa en 1837; en 1841, le corps de Lermontoff descendit dans une fosse aux pieds des monts du Caucase.

 

И то, что ты сказал перед кончиной,

Из слушавших тебя не понял ни единый…

…Твоих последних слов

Глубокое и горькое значенье

Потеряно…

 

«Et ce que tu as dit avant ta fin, personne ne l'a compris de' ceux qui t'écoutèrent. Le sens profond et amer de tes dernières paroles est perdu»[11].

Par bonheur, nous n'avons pas perdu ce que Lermontoff a écrit durant les quatre dernières années de sa vie. Il appartient entièrement à notre génération. Nous tous, nous étions trop jeunes pour prendre part au 14 décembre. Réveillés par ce grand jour, nous ne vîmes que des exécutions et des bannissements. Réduits à un silence forcé, étouffant nos pleurs, nous avons appris à nous concentrer, à couver nos pensées, et quelles pensées? Ce n'étaient plus les idées du libéralisme civilisateur, les idées du progrès, c'étaient des doutes, des négations, des pensées de rage. Habitué à ces sentiments, Lermontoff ne pouvait se sauver dans le lyrisme, ainsi que l'avait fait Pouchkine. Il traînait le boulet du scepticisme dans toutes ses fantaisies, dans toutes ses jouissances.

Une pensée mâle et triste ne quittait jamais son front, elle perce dans toutes ses poésies. Ce n'était pas une pensée abstraite qui cherchait à s'orner des fleurs de la poésie; non, la réflexion de Lermontoff c'est sa poésie, son tourment, sa force[12].Il avait des sympathies plus profondes pour Byron que n'en a eu Pouchkine. Au malheur d'une trop grande perspicacité, il ajoutait un autre, l'audace de dire beaucoup de choses sans fard ni ménagements. Les êtres faibles, froissés, ne pardonnent jamais cette sincérité. On parlait de Lermontoff comme d'un enfant gâté de maison aristocratique, comme d'un de ces désœuvrés qui périssent dans l'ennui et la satiété. On n'a pas voulu voir combien a lutté cet homme, combien il a souffert, avant d'oser exprimer ses pensées. Les hommes supportent avec beaucoup plus d'indulgence les injures et la haine qu'une certaine maturité de la pensée, que l'isolement qui ne veut partager ni leurs espérances, ni leurs craintes et qui ose avouer ce divorce. Lorsque Lermontoff quittait Pétersbourg pour se rendre au Caucase exilé pour la seconde'fois il était bien las, et disait à ses amis qu'il allait chercher au plus vite la mort. Il a tenu sa parole.

Quel est donc enfin ce monstre qui s'appelle Russie, auquel il faut tant de victimes et qui ne laisse à ses enfants que la triste alternative de se perdre moralement, dans un milieu antipathique à tout ce qu'il y a d'humain, ou de mourir au début de leur vie? Abîme sans fond, où périssent les meilleurs nageurs, où les plue grands efforts, les plus grands talents, les plus grandes facultés s'engloutissent avant d'avoir réussi en rien.

Et pourtant comment douter de l'existence des forces en germes," lorsqu'on voit s'élever du plus bas fond de la nation une voix comme celle de Koltzoff?

Pendant un siècle, même un siècle et demi, le peuple n'a chanté que les vieilles chansons ou des monstruosités fabriquées vers le milieu du règne de Catherine II. Il y a bien eu quelques essais d'imitation assez heureux au commencement de notre siècle, mais ces Productions artificielles manquaient de vérité; с'étaient des efforts et des caprices. C'est du sein même de la Russie villageoise que partirent les nouvelles chansons. Un bouvier conduisant ses troupeaux à travers les steppes les composa d'inspiration Koltzoff était complètement un enfant du peuple. Né à Voronèje il a été à une école paroissiale avant dix ans, il n'y a appris qu'à lire et à écrire sans orthographe. Son père, marchand de bétail, lui fit embrasser son métier. Il conduisait les troupeaux, au travers de centaines de verstes, et prit ainsi l'habitude de la vie nomade, qui se reflète dans la meilleure partie de ses chansons. Le jeune bouvier aimait la lecture et relisait continuellement quelque poète russe qu'il prenait pour modèle, ses essais d'imitation faussaient son instinct poétique. Son véritable talent perça enfin, il fit des chansons populaires en petit nombre, mais qui sont autant de chefs-d'œuvre. Ce sont bien là les chansons du peuple russe. On y retrouve cette mélancolie qui en fait le trait caractéristique, cette tristesse navrante, ce débordement de la vie (oudale molodêtzkaia). Koltzoff a montré combien il y a de poésie cachée dans l'âme du peuple russe, et qu'après un long et profond sommeil, il y avait quelque chose qui s'agitait dans sa poitrine. Nous avons d'autres exemples de poètes, d'hommes d'Etat, d'artistes qui sont sortis du peuple, mais ils en sont sortis dans le sens littéral du mot, en brisant tout lien commun avec lui. Lomonossoff a été le fils d'un pêcheur de la Mer Blanche. Il prit la fuite de la maison paternelle pour s'instruire, entra dans une école ecclésiastique et se rendit ensuiteen Allemagne où il cessa d'être du peuple. Il n'y a rien de commun entre lui et la Russie agricole, si ce n'est le lien qui unit les individus de la même race. Koltzoff resta au milieu des troupeaux et des affaires de son père qui le détestait et qui, secondé de ses autres parents, lui rendit la vie si dure, qu'il en mourut en 1842. Koltzoff et Lermontoff ont débuté et sont morts vers la même époque. Après eux, la poésie russe devint muette.

Mais en prose l'activité redoubla et prit une autre direction.

Gogol, sans être du peuple comme Koltzoff, par sa condition, l'est par ses goûts et par la tournure de son esprit. Gogol est complètement indépendant de l'influence étrangère; il ne connaissait aucune littérature, lorsqu'il s'était déjà fait un nom. H sympathisait plutôt avec la vie du peuple qu'avec celle de la cour, ce qui est naturel de la part d'un Petit-Russien.

Le Petit-Russien, même anobli, ne rompt jamais aussi brusquement avec le peuple que le fait un Russe. Il aime son pays, son idiome, les traditions de la cosaquerie et des hetmans. L'indépendance de l'Ukraine, sauvage et guerrière, mais républicaine et démocratique, s'était maintenue à travers les siècles jusqu'à Pierre Ier. Les Petits-Russiens tracassés par les Polonais, les Turcs et les Moscovites, entraînés dans une guerre éternelle contre les Tartares de la Crimée, n'ont jamais succombé. La Petite-Russie, ens'unissant volontairement à la Grande, stipula des droits considérables en sa faveur. Le tzar Alexis jura de les observer. Pierre Ier, prétextant la trahison de Mazeppa, ne laissa debout qu'un simulacre de ces privilèges; Elisabeth et Catherine y introduisirent le servage. Le pauvre pays protestait, mais comment pouvait-il s'opposer à cette avalanche fatale qui roulait du Nord jusqu'à la Mer Noire, et couvrait tout ce qui portait le nom russe du même linceul d'un esclavage uniforme et glacé? L'Ukraine subit le sort de Novgorod, de Pskov, mais beaucoup plus tard, et un seul siècle de servitude n'a pu effacer tout ce qu'il y avait d'indépendant et de poétique dans ce brave peuple. Il y a là plus de développement individuel, plus de teinte locale que chez nous; chez nous, un malheureux uniforme couvre indistinctement toute la vie populaire. Les hommes naissent pour se courber devant une fatalité injuste, et meurent sans traees, laissant leurs enfants recommencer la même vie désespérante. Notre peuple ne connaît pas son histoire, tandis que chaque village en Petite-Russie a sa 1’égende. Le peuple russe ne se souvient que de Pougatcheff et de 1812. Les nouvelles par lesquelles débuta Gogol forment une série de' tableaux de mœurs et de paysages de la Petite-Russie d'une beauté réelle, pleine de gaîté, de grâce, de mouvement et d'amour. Des nouvelles pareilles sont impossibles dans la Grande-Russie, faute de sujet, d'original. Chez nous, les scènes populaires prennent de suite une face sombre et tragique qui oppresse le lecteur; Je dis tragique, seulement dans le sens de Laocoon. C'est le tragique d'un destin auquel l'homme succombe sans lutte. La douleur se change en rage et en désolation, le rire en ironie amère et haineuse. Qui peut lire sans frémir d'indignation et de honte le roman magnifique Anton Gorémyka,et le chef-d'œuvre de J. Tourguéneff Récits du Chasseur?


Дата добавления: 2021-03-18; просмотров: 59; Мы поможем в написании вашей работы!

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