Московский панславизм и русский европеизм 6 страница



La nature ne joue jamais son avoir sur une seule carte. Rome, la ville éternelle, qui avait des titres tout aussi justes à l'hégémonie universelle, pâlit, se décomposa, s'éteignit, et l'humanité inhumaine passa outre.

D'un autre côté, il me serait difficile, sans taxer toute la nature d'absurdité et de démence, d'accepter comme une race maudite, comme un mensonge, comme une juxtaposition d'êtres qui ne sont pas hommes mais qui en ont toute la crapule, une nation qui s'est formée pendant dix siècles, qui a obstinément persisté à sauver sa nationalité, qui s'est soudée en un grand empire, et qui se mêle à l'histoire, beaucoup plus peut-être qu'il ne le faudrait.

Et tout cela m'est d'autant plus incompréhensible que la nation en question n'est nullement stationnaire au dire même de ses ennemis. Ce n'est pas là une population, qui, parvenue à une forme sociale assez correspondante à ses désirs, s'endort dans un semper idem comme la Chine; c'est encore moins une nation qui s'est survécue et qui dépérit actuellement dans un marasme sénil, comme les Hindous. Au contraire, la Russie est un empire tout nouveau, un édifice où tout respire encore l'odeur fraîche de la chaux, où tout travaille, se dégage, où rien n'est encore arrivé à son but, où l'on change continuellement, très souvent de mal en pis, mais enfin où l'on change. C'est là un peuple, en un mot, qui a, d'après votre opinion, un étrange communisme Pour base et le partage des terres pour force…

Après tout, Monsieur, que reprochez-vous au peuple russe? Quel est le fond de votre accusation?

«Le Russe, dites-vous, ment, vole, ment toujours, vole toujours, et cela innocemment; c'est sa nature».

Je ne m'arrête pas, Monsieur, à la trop grande généralité de cette observation, mais je voudrais pouvoir vous poser cette simple question: qui donc est le trompé, le volé, le dupé? Eh, mon Dieu, c'est le seigneur, c'est l'employé de l'Etat, c'est l'intendant, c'est le juge, c'est l'agent de police, en d'autres termes, les ennemis jurés du paysan, qu'il considère comme apostats, comme traîtres, comme demi-Allemands. Dépourvu de tout moyen de défense, il ruse avec ses oppresseurs, il les trompe, et en cela il agit parfaitement bien. La ruse, Monsieur, a dit un grand penseur, c'est l'ironie de la force brutale[57].

Le paysan russe avec son horreur pour la propriété territoriale, comme vous l'avez très bien remarqué, le paysan, dis-je, nonchalant, insouciant par nature, s'est vu, peu à peu et sans bruit, pris dans les filets de la bureaucratie allemande et du pouvoir seigneurial. Il a subi ce joug dégradant, avec une passivité désespérante, j'en conviens, mais il n'a jamais ajouté foi ni aux droits du seigneur, ni à la justice du tribunal, ni à l'équité de l'administration. Depuis bientôt deux siècles, toute son existence n'est qu'une opposition sourde, négative, à l'ordre actuel des choses; il endure l'oppression, il la souffre, mais il ne trempe en rien dans ce qui se fait en dehors des communes rurales.

L'idée du tzar exerce encore un prestige sur les paysans; ce n'est point le tzar Nicolas que le peuple vénère, c'est une idée abstraite, un mythe, c'est une Providence, c'est un vengeur, c'est un représentant de la justice dans l'imagination populaire.

Après le souverain, le clergé seul pourrait avoir une influence morale sur la Russie orthodoxe. Le haut clergé représente uniquement dans le gouvernement la vieille Russie; le clergé ne s'est jamais rasé la barbe; par cela même il est resté du côté populaire. Le peuple a confiance dans les paroles d'un moine. Cependant les moines et le haut clergé, tout voués qu'ils se disent aux intérêts d'outre-tombe, ne se préoccupent guère du peuple. Le «pope» a perdu toute influence à force de cupidité, d'ivrognerie et de iations intimes avec la police. Ici encore, le peuple estime l'idée et non l'homme.

Quant aux sectaires, ceux-là détestent l'idée et l'homme, le tzar et le pope.

En dehors du tzar et du clergé, tous les autres éléments de la société et de l'administration restent complètement étrangers, radicalement hostiles au peuple. Le paysan est mis, littéralement, hors la loi; la justice se garde bien de le protéger, et toute sa participation à l'ordre existant se borne au double impôt qui l'écrase: l'impôt du sang, l'impôt de la sueur. Aussi, pauvre déshérité, comprend-il instinctivement qu'on le gouverne non pour lui mais contre lui, que le problème entier du gouvernement et des seigneurs ne consiste qu'à lui extorquer le plus de travail, et le plus d'argent possible. Comprenant cela, et doué d'un esprit délié, subtil, il les trompe tous et partout. Il n'en saurait être autrement, car s'il leur disait la vérité, cela serait déjà de sa part une sanction, une acceptation de leur pouvoir et s'il ne les volait pas (remarquez bien que l'on accuse le paysan de vol quand il cache une partie du produit de son travail), il reconnaîtrait fatalement la justice de leurs exigences, les droits des propriétaires, et l'équité des juges.

Il faut avoir observé le paysan russe devant un tribunal pour bien apprécier sa position; il faut avoir vu de ses propres yeux son œil morne et consterné, le profond silence de sa bouche, l'expression scrutatrice de son regard, pour comprendre que c'est là un prisonnier de guerre civile devant un conseil militaire, un voyageur devant une bande de brigands. On s'aperçoit tout d'abord, que la victime n'a pas la moindre confiance dans ces êtres hostiles, acharnés, implacables, qui le questionnent, le torturent et le dépouillent. Il sait que s'il a de l'argent, usera acquitté; s'il est pauvre, il sera condamné sans répit.

Le peuple parle un russe un peu ancien; le greffier, le juge écrivent la langue moderne bureaucratique, dépravée et à peine compréhensible. Ils remplissent des in-folios de fautes grammaticales, et les débitent, le plus vite possible au paysan; c'est son affaire à lui de comprendre ce grondement nasillard, sans accentuation, et d'aviser à son salut. Il le sait, aussi se tient-il sur ses gardes; il ne dira jamais un seul mot de trop, rien ne transpire à travers son agitation, il reste là, l'air hébété, comme un nigaud, comme un muet.

Le paysan sort du tribunal aussi triste lorsqu'il est acquitté qu'après sa condamnation. Il ne voit dans les deux cas que l'arbitraire ou le hasard.

C'est ainsi que cité comme témoin à charge, il est parvenu à mentir sous serment, à nier tout, à nier toujours, même lorsque les preuves sont irrécusables. Aux yeux du peuple russe, un homme condamné n'est pas pour cela flétri. Les déportés, les forçats se nomment dans la langue du peuple les malheureux.

Le peuple russe n'a vécu que de la vie communale; il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport aux communes et à leurs membres. Hors d'elles, il ne reconnaît pas de devoirs et ne voit que de la violence. Le côté funeste de son caractère, c'est qu'il se soumet à ces violences, et non point qu'il les nie à sa manière, et qu'il cherche à s'abriter derrière la ruse. И y a beaucoup plus de franchise à mentir devant un juge que l'on sait être agent d'un pouvoir inique, que de feindre le respect, pour le verdict d'un jury trié par un préfet, dont l'iniquité révoltante est claire comme le jour. Le peuple ne respecte ses institutions que lorsqu'il y retrouve ses propres notions du droit et de la justice.

Il est un fait incontestable pour tout homme qui a observé de près le peuple russe. Entre eux, les paysans se trompent rarement; ils manifestent les uns pour les autres une confiance presque illimitée, ils ne connaissent ni contrats, ni compromis par écrit.

Les questions d'arpentage sont nécessairement très compliquées, grâce à l'éternel partage des terres d'après le nombre d'ouvriers[58], et pourtant la campagne russe ne retentit jamais ni de plaintes ni de procès. Le seigneur, le gouvernement ne demandent qu'à intervenir; l'occasion, les motifs leur manquent. Les petits différends qui surgissent sont promptement terminés par les anciens ou par la commune; tout le monde se soumet franchement à leur décision. La même chose a lieu dans les communes. mobiles des associations ouvrières (artèl). Il existe des associations, maçons, des charpentiers et autres, formées de plusieurs cen-ines d'individus appartenant à des communes différentes, qui groupent pour un temps donné, pour une année par exemple, t forment ainsi l'artèl. L'année révolue, les ouvriers partagent ie produit selon le travail de chacun et d'après la décision de tous les associés. La police n'a jamais la satisfaction d'intervenir dans leurs comptes. J'ajoute encore, que l'association répond presque toujours pour chaque ouvrier.

Les liens entre les paysans d'une même commune se resserrent davantage quand la population se compose non pas d'orthodoxes mais de sectaires. Le gouvernement exécute parfois une sauvage irruption dans quelque commune sectaire; il emprisonne, il déporte, le tout sans plan arrêté, sans suite, sans provocation, sans nécessité aucune, tout simplement pour répondre aux injonctions du clergé ou aux rapports de la police. C'est dans ces chasses aux sectaires qu'il faut voir réellement ce que c'est que le paysan russe, et quelle solidarité le lie à ses frères. Il faut le voir alors, dis-je, déjouant la police, sauvant ses coreligionnaires, cachant les livres et les vases sacrés, subissant les plus inhumaines tortures sans proférer une seule parole. Qu'on me trouve l'exemple d'une commune sectaire, dénoncée par un paysan, même par un orthodoxe?

Ce caractère du Russe rend les enquêtes policières extrêmement difficiles. Je l'en félicite de tout mon cœur. Le paysan russe n'a d'autre moralité que celle qui découle instinctivement, naturellement de son communisme; elle est profondément nationale; le peu qu'il connaît de l'Evangile le soutient; l'iniquité flagrante du gouvernement et du seigneur le lie encore plus à ses coutumes et à sa commune[59].

La commune a sauvé l'homme du peuple de la barbarie mongole et du tzarisme civilisateur, des seigneurs vernis à l'européenne et de la bureaucratie allemande; l'organisme communal a résisté, quoique fortement atteint, aux empiétements dupouvoir; il s'est heureusement conservé jusqu'au développement du socialisme en Europe.

Pour la Russie c'est là un fait providentiel.

L'autocratie russe entre dans une nouvelle phase. Issue d'une révolution antinationale, elle a rempli sa mission; elle a réalisé empire colossal, un armée nombreuse, une centralisation administrative. Dénuée de principes, de traditions, elle n’a plus rien á faire: elle s’est donne, il est vrai, une autre tâche, celle d’importer en Russie la civilisation occidentale, et elle y éussissait assez tant qu'elle faisait semblant de persister dans ce beau rôle de gouvernement civilisateur.

Ce rôle, elle l'a abdiqué aujourd'hui.

Le gouvernement qui avait rompu avec le peuple au nom de la civilisation, se hâta, un siècle après, de rompre avec la civilisation au nom de l'absolutisme.

Il le fit aussitôt qu'il entrevit à travers les tendances civilisatrices, le spectre tricolore du libéralisme: il essaya alors de revenir vers la nationalité, vers le peuple. C'était impossible; le peuple et le gouvernement n'avaient plus entre eux rien de commun; le premier s'était déshabitué de l'autre, tandis que ce dernier croyait voir surgir du fond des masses un spectre beaucoup plus terrible, le spectre rouge. Tout bien pesé, le libéralisme était encore moins dangereux qu'un autre Pougatcheff. La panique et le dégoût des idées libérales devinrent tels, que le gouvernement ne pouvait plus se réconcilier avec la civilisation.

Dès lors le tzarisme n'a pour but que le tzarisme; il gouverne pour gouverner; ce sont là des forces immences qui s'entre-sou-tiennent pour se neutraliser réciproquement, et gagner ainsi un repos factice.

Faire de l'autocratie pour de l'autocratie, c'est impossible à la longue; c'est par trop absurde et trop stérile.

L'on s'en aperçoit, et l'on cherche de l'occupation en Europe. La diplomatie russe est la plus active; partout elle envoie des notes, des agents, des conseils, des menaces, des promesses, des espions. L'empereur se considère comme tuteur naturel des princes allemands; il se mêle aux moindres intrigues de leur petites cours; с'est lui qui règle les différends, morigène les uns, donne desgrandes-duchesses aux autres. Cela ne suffit pas à son activité, il se fait le premier gendarme de la terre, le soutien de toutes les réactions, de toutes les barbaries; il se pose en représentant du principe monarchique en Europe, se donnant des airs aristocratiques, tout comme s'il était un Bourbon ou un Plantagenet, comme si ses courtisans étaient des Cavendish ou pour le moins des Montmorency.

Malheureusement, il n'y a rien de commun entre la monarchy féodale avec son principe prononcé, son passé, son idée sociale et religieuse, et le despotisme napoléonien de Pétersbourg, qUj n'a pour lui qu'une triste nécessité historique, une utilité passagère, et aucun principe.

Et le Palais d'hiver devient, comme la cime d'une montagne à la fin de la saison, de plus en plus couvert de neige et de glace. La sève qu'on y a fait monter artificiellement, se retire de ces sommités sociales; il ne leur reste que la force matérielle et la dureté d'un rocher apte encore à résister quelque temps aux vagues révolutionnaires, qui viennent se briser à leur pied.

Nicolas, entouré de ses généraux, de ministres, d'officiers, de bureaucrates, brave cet isolement, mais il s'assombrit à vue d'œil, il devient triste, préoccupé. Il voit qu'il n'est point aimé, il s'aperçoit du morne silence qui l'entoure et qui donne libre accès aux mugissements lointains qui semblent s'approcher. Le tzar veut s'oublier lui-même; il a proclamé hautement que son but est l'accroissement du pouvoir impérial.

Ces professions de foi n'ont en elles rien de nouveau; il a travaillé vingt-cinq ans sans repos, sans relâche, pour ce seul et unique but; il n'a rien épargné, ni les larmes ni le sang.

Tout lui a réussi; il a détruit la nationalité polonaise; en Russie, il a éteint le libéralisme.

En vérité, qu'a-l-il donc de plus à désirer? pourquoi est-il sombre?

L'empereur sent bien que la Pologne n'est pas morte. A la place du libéralisme qu'il persécutait par une intolérance mesquine, car cette fleur exotique ne pouvait pousser sur le sol russe, n'ayant rien de commun avec le peuple, il voit une autre question s'élever comme un nuage gros de tempêtes.

Le peuple commence à frémir, à s'agiter sous le joug de la noblesse; les révoltes partielles éclatent en permanence; vous-même, Monsieur, en citez un exemple terrible.

Le parti du mouvement, du progrès, demande l'émancipation des paysans; il est prêt à sacrifier ses droits le premier. Le tzar flotte indécis, il perd la tête, il désire l'émancipation et l'empêche.

Il a compris que l'émancipation des paysans équivalait à l'émancipation de la terre; et que l'émancipation de la terre, a son tour, inaugurerait une révolution sociale et consacrerait ainci le communisme rural. Esquiver la question de l'affranchisment me semble impossible; réserver la solution pour le règne suivant, c'est plus facile; mais c'est lâche, et en fin de compte, ce n'est qu'une heure de plus perdue à un mauvais relais de poste sans chevaux…

Maintenant vous pouvez apprécier, Monsieur, quel bonheur c'est pour la Russie, que la commune rurale ne s'est pas dissoute que la propriété individuelle n'a pas brisé la possession communiste; quel bonheur pour le peuple russe d'être resté en dehors de tout mouvement politique, en dehors même de la civilisation européenne, qui, nécessairement, lui aurait miné sa commune, et qui, aujourd'hui, elle-même arrive par le socialisme à sa propre négation.

L'Europe, je l'ai dit ailleurs, n'a pas résolu l'antinomie entre l'individu et l'Etat, mais elle en a posé le problème; la Russie, elle non plus, n'a pas trouvé la solution. C'est en présence de cette question que commence notre égalité.

L'Europe, à son premier pas dans la révolution sociale, rencontre ce peuple qui lui apporte une réalisation rudimentaire, demi-sauvage, mais enfin une réalisation quelconque du partage continuel des terres parmi les ouvriers agricoles. Et notez, Monsieur, que ce grand exemple ne vient point de la Russie civilisée, mais bien du peuple lui-même, de sa vie intérieure. Nous autres Russes passés par la civilisation occidentale, nous ne sommes tout au plus qu'un moyen, qu'un levain, que des truchements entre le peuple russe et l'Europe révolutionnaire. L'homme delà Russie future, c'est le moujik, comme l'homme de la France régénérée sera l'ouvrier.


Дата добавления: 2021-03-18; просмотров: 51; Мы поможем в написании вашей работы!

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