Московский панславизм и русский европеизм 12 страница



– Государыня-матушка, позволь протянуться вволюшку.

– Светик мой царевич, – отвечала мать, – не протягивайся. Бочка лопнет, и ты утонешь в соленой воде.

Царевич смолк и, подумавши, сказал:

– Протянусь, матушка; лучше раз протянуться вволюшку да умереть.

В этой сказке, милостивый государь, вся наша история.

Горе России, если в ней переведутся смелые люди, рискующие всем, чтобы хоть раз протянуться вволюшку.

Но этого бояться нечего… Невольно приходит мне при этих словах на мысль М. Бакунин. Бакунин дал Европе образчик вольного русского человека.

Я был глубоко тронут прекрасными словами, с которыми вы обращаетесь к нему. К несчастию, эти слова до него не дойдут.

Международное преступление совершилось, Саксония выдала свою жертву Австрии, Австрия – Николаю. Он в Шлиссельбурге, в этой крепости зловещей памяти, где некогда держался взаперти, как дикий зверь, Иван Антонович, внук царя Алексея, убитый Екатериною II, этою женщиною, которая, еще покрытая кровью мужа, приказала сперва заколоть узника, а потом казнить несчастного офицера, исполнившего это приказание.

В сыром каземате, у ледяных вод Ладожского озера, нет места ни для мечтаний, ни для надежды!

Пусть же он спокойно заснет последним сном, мученик, преданный двумя правительствами, у которых на пальцах осталась его кровь…

Слава имени его и мщение!.. Но где же мститель?.. И мы также погибнем на полпути, как он; но тогда вашим строгим и величавым голосом скажите еще раз нашим детям, что за ними остается долг…

Останавливаюсь на воспоминании об Бакунине и жму вам крепко руку, и за него и за себя.

Ницца, 22 сентября 1851.

 

Michel Bakounine*

 

Monsieur, Vous avez désiré connaîtie quelques détails biographiques sur Bakounine. Je suis profondément sensible à l'honneur que vous me faites en vous adressant à moi et en me donnant l'occasion de parler de cet homme héroïque avec lequel j'ai été très lié.

Puissent ces notes, écrites à la hâte, vous servir à lui faire une couronne de martyr; il est digne, Monsieur, d'en avoir une, tressée par vos mains.

Vous avez aussi exprimé le désir d'avoir son portrait; avec le temps je parviendrai peut-être à faire venir celui qui a été fait en Allemagne en 1843 et que j'ai vu en Russie. Il est assez ressemblant. En attendant, pour vous donner une idée des traits de Bakounine, je vous recommande les vieux portraits de Spinoza, qu'on trouve dans quelques éditions allemandes de ses écrits; il y a beaucoup de ressemblance entre ces deux têtes.

Michel Bakounine est maintenant âgé de 37 à 38 ans.

Il est né d'une vieille famille aristocratique et dans une position également éloignée d'une grande richesse et d'une indigence gênante. C'est le milieu dans lequel il y a le plus de lumière et de mouvement en Russie. Pour vous donner, Monsieur, une idée de ce qui s'agite et fermente au fond de ces familles» si tranquilles à la surface, il me suffira d'énumérer le sort des oncles de Bakounine, des Mouravioff, auxquels il ressemblait beaucoup par sa haute taille un peu voûtée, par ses yeux bleu-clair, par son front large et carré, et même par sa bouche assez grande.

Une seule génération de la famille des Mouravioff donna trois individus magnifiques à l'insurrection du 14 décembre (deux étaient parmi les membres les plus influents; l'un fut pendu par Nicolas, l'autre périt en Sibérie), un bourreau aux Polonais, un procureur général au Saint-Synode et, enfin, une épouse à l'un des ministres de S. M.

On peut se figurer l'harmonie et l'unité qui régnent dans des familles composées d'éléments aussi hétérogènes.

Michel Mouravioff, le gouverneur militaire de Vilna, aimait à répéter: «Je n'appartiens pas aux Mouravioff que l'on pend, mais à ceux qui font pendre».

Bakounine a passé son enfance dans la maison paternelle, à Tver, et près de cette ville dans les possessions seigneuriales de son père. Celui-ci qui passait pour un homme d'esprit et même pour un vieux conspirateur du temps d'Alexandre, ne l'aimait pas trop et se débarrassa de lui, dès qu'il l'a pu. 11 le plaça dans une école d'artillerie à Pétersbourg.

Les écoles militaires en Russie sont atroces, c'est là que l'on forme, sous les yeux mêmes de l'empereur, les officiers pour son armée. C'est là qu'on «brise l'âme» aux enfants et qu'on les dresse à l'obéissance passive. L'esprit vigoureux et le corps robuste de Bakounine passèrent heureusement à travers cette rude épreuve. Il finit ses études et fut admis au service, comme officier d'artillerie. Son père voulant l'éloigner, fit, par l'intermédiaire des généraux avec lesquels il était lié, passer son fils de Pétersbourg dans un parc cantonné dans le triste pays de la

Russie Blanche.

Le jeune homme dépérissait dans cette existence ennuyeuse; il devint triste, mélancolique, au point que ses supérieurs commençaient à avoir des craintes sérieuses sur l'état de sa santé, et grâce à cela, on ne s'opposa pas, lorsqu'une année plus tard il donna sa démission. Libre du service, contre le désir de son Père, sans liaisons, sans appui, sans argent, il vint à Moscou. C'était en 1836. Il était comme perdu dans cette ville qui lui était inconnue; il cherchait à donner des leçons de mathématiques, seule science qu'il connaissait un peu, et n'en trouvait pas. Heureusement, quelque temps après, on le présenta à une dame que toute la jeunesse littéraire d'alors aimait et estimait beaucoup, à Mme C. Lévachoff (on peut bien nommer cette sainte femme; il y a plus de dix ans qu'elle n'existe plus). C'était une de ces existences pures, dévouées, pleines de sympathies éle, vées et de chaleur d'âme, qui font rayonner autour d'elles l'amour et l'amitié, qui réchauffent et consolent tout ce qui s'approche d'elles. Dans les salons de Mme Lévachoff on rencontrait les hommes les plus éminents de la Russie, Pouchkine, Michel Orloff (non le ministre de la police, mais son frère, le conspirateur), enfin, Tchaadaïeff, son ami le plus intime et qui lui a adressé ses célèbres lettres sur la Russie.

Mme Lévachoff devina par cette intuition sagace, particulière aux femmes douées d'un grand cœur, la forte trempe du caractère et les facultés extraordinaires de l'ex-artilleur. Elle l'introduisit dans le cercle de ses amis. C'est alors qu'il rencontra Stankévitch et Bélinnski, avec lesquels il se lia intimement.

Stankévitch[75] le poussa à l'étude de la philosophie. La rapidité avec laquelle Bakounine, qui ne connaissait alors que très peu la langue allemande, s'assimilait les idées de Kant et de Hegel et se rendait maître et de la méthode dialectique, et du contenu spéculatif de leurs écrits, a été étonnante. Deux années après son arrivée à Moscou, ses amis étaient tellement devancés par lui, qu'ils s'adressaient ordinairement à lui, lorsqu'ils trouvaient quelques difficultés. Bakounine avait un don magnifique pour développer les thèses les plus abstraites, avec une lucidité qui les mettait à la portée de chacun et sans rien perdre de leur profondeur idéaliste. C'est précisément le rôle que je prétends être celui qui est dévolu au génie slave par rapport à la philosophie; nous avons de grandes sympathies pour la spéculation allemande, mais nous aspirons encore plus vers la clarté française.

Bakounine pouvait parler des heures entières, disputer depuis le soir jusqu'au matin sans se fatiguer, sans perdre ni le fil dialectique de l'entretien, ni Г ardeur de la persuasion. Et il était toujours prêt à commenter, éclaircir, répéter, sans le moindre dogmatisme. Cet homme était né missionnaire, propagandiste, prêtre. L'indépendance, l'autonomie de la raison, telle était sa bannière alors, et, pour émanciper la pensée, 1 faisait la guerre à la religion, la guerre à toutes les autorités. Et comme chez lui l'ardeur de la propagande s'alliait à un très grand courage personnel, on pouvait dès lors prévoir que, dans e époque telle que la nôtre, il deviendrait un révolutionnaire fougueux, ardent, héroïque. Toute, son existence n'était qu'une œuvre de propagande. Moine de l'église militante de la révolution, il allait par le monde prêchant la négation du christianisme, l'approche du dernier jugement de ce monde féodal et bourgeois, prêchant le socialisme à tous et la réconciliation aux Russes et aux Polonais. Il n'avait pas d'autre vocation dans sa vie, ni d'autre intérêt; il était complètement indifférent aux conditions extérieures de son existence.

Quittant sa patrie, Bakounine ne s'est jamais soucié de ce qu'il abandonnait son héritage. Il n'a jamais pensé comment il ferait pour dîner le lendemain. Avait-il un peu d'argent – il le dépensait, sans compter, follement; il le donnait à d'autres. N'en avait-il pas? Cela n'abattait pas son courage, il en riait avec ses amis, il savait réduire sa vie à presque rien, il se refusait tout, et non seulement il ne s'en plaignait pas beaucoup, mais en effet il souffrait moins que les autres, il acceptait le manque d'argent, comme une maladie.

Il était jeune, beau, il aimait faire des prosélytes parmi les femmes, beaucoup étaient enthousiasmées de lui, et pourtant aucune femme n'a joué un grand rôle dans la vie de cet ascète révolutionnaire; son amour, sa passion étaient aillieurs.

J'ai fait la connaissance de Bakounine en 1839. Je revenais alors à Moscou d'un premier exil et commençais à travailler dans des écrits périodiques, dirigés par Bélinnski, ami intime de Bakounine. Nous passâmes ensemble une année. Bakounine me poussait de plus en plus dans l'étude de Hegel, je tâchais d'importer plus d'éléments révolutionnaires dans sa science austère.

L'automne de 1840 Bakounine quitta la Russie; il se rendit a Berlin pour terminer ses études. Seul de ses amis, j'allais le reconduire jusqu'à Gronstadt. A peine le bateau à vapeur fut-il sorti de la Neva, qu'un de ces ouragans baltiques, accompagnes de torrents d'une pluie froide, se déchaîna contre nous.

Force fut au capitaine de retourner. Ce retour fit une impression extrêmement pénible sur nous deux. Bakounine regardait tristement comment le rivage de Pétersbourg, qu'il pensait avoir quitté pour des années, s'approchait de nouveau avec ses quais parsemés de sinistres figures de soldats, de douaniers d'officiers de police et de mouchards, grelottant sous leurs parapluies usés.

Etait-ce un signe, un avis providentiel?.. Une circonstance semblable retint Cromwell, lorsqu'il voulait s'embarquer pour J'Amérique. Mais Cromwell quittait l'Old England et il était au fond enchanté d'avoir trouvé un prétexte pour y rester. Bakounine quittait la nouvelle cité des tzars. Ah! Monsieur, il faut voir l'enthousiasme sans bornes, la joie, les larmes aux yeux, chaque fois qu'un Russe passe la frontière de sa patrie et pense qu'il se trouve maintenant hors du pouvoir de son tzar!

Je montrai à Bakounine l'aspect lugubre de Pétersbourg et je lui citai ces vers magnifiques de Pouchkine, où il jette les mots comme des pierres, sans les lier entre eux, en parlant de Pétersbourg: «Cité splendide, cité pauvre, air de contrainte, aspect régulier, la voûte des cieux grisâtre et verte… Ennui, bise et granit». Bakounine ne voulut pas descendre sur le rivage, il préféra attendre dans la cabine du bateau l'heure du départ. Je le quittai et me rappelle encore sa haute et grande figure, enveloppée dans un manteau noir et battue par une pluie inexorable, comme il se tenait sur le devant du bateau et me saluait pour la dernière fois avec son chapeau, lorsque je m'enfonçais dans une rue de traverse…

Bakounine étonna d'abord par sa fougue, par ses talents et par la hardiesse des conséquences qu'il osait accepter, les professeurs de Berlin; mais bientôt il s'ennuya et rompit avec le quiétisme de la science allemande. Bakounine ne voyait d'autre moyen de résoudre l'antinomieentre la pensée et le fait, que la lutte, et il devint de plus en plus révolutionnaire. Il fut au nombre des jeunes littérateurs qui protestèrent dans les Annales de Halle, dirigées par Arnold Rüge, contre la manière stérile, aristocratique et inhumaine des professeurs allemands de comprendre la science, contre leur fuite dans les sphères de l'absolu, contre leur abstention sans cœur qui ne voulait participer en rien aux fatigues de l'homme contemporain

Les articles de Bakounine, écrits avec beaucoup de verve et de hardiesse, étaient signés Jules Elysard. Au reste il écriait très peu et travaillait difficilement quand il fallait recourir à la plume.

En 1843 Bakounine, poursuivi par les réactionnaires suisses, fut dénoncé par l'un d'eux, Blüntchli, et reçut aussitôt la sommation de rentrer en Russie. Blüntchli, journaliste et membre du gouvernement à Zurich, lors de l'affaire du communiste Weitling, compromit une quantité de personnes. Ayant entre ses mains les dossiers de Weitling et de ses amis, il fit une brochure, où il rendit public tout ce qu'il devait garder secretr comme magistrat. Il n'y avait aucune lettre adressée à Bakounine ou adressée par lui à Weitling, mais dans je ne sais quel billet Weitling parlait de Bakounine, socialiste russe. Cela a suffi à Blüntchli. Après cette dénonciation il était impossible de rentrer; Bakounine refusa par conséquent d'obtempérer à l'ordre impérial. Alors le tzar le fit juger par son Sénat; on le condamna à la perte de tous ses titres et à la déportation perpétuelle des qu'il rentrerait «pour avoir désobéi aux ordres de S. M. et pour avoir tenu une conduite inconvenante à un officier russe». Bakounine remercia l'empereur par une lettre qu'il fit insérer dans les journaux de Paris, où il vint se fixer, de lui avoir retiré ses titres de noblesse.

Exilé une seconde fois après le départ de Bakounine, je n'ai trouvé les moyens et la possibilité de quitter la Russie qu'au commencement de l'année 1847, et c'est alors que je l'ai revu a Paris. Il menait une vie retirée, ne voyait que quelques amis russes et polonais; il fréquentait Proudhon et allait parfois chez Mme George Sand. Il était fatigué, plus triste qu'en Russie, mais était bien loin du désespoir; le temps était lourd en 1847. „Expulsé de Paris après son discours à l'anniversaire de la ^volution polonaise en 1847, il alla à Bruxelles. Le 24 février i ouvrit les portes de la France, d'une grande carrière et de la prison éternelle. Bakounine rajeunit et se sentit pour la pre-»ere fois dans la possibilité de développer toutes ses forces et toute son activité énergique.

Il quitta Paris au mois de mars 1848 pour porter ses conseil sa parole aux Slaves autrichiens. Chemin faisant, il rencontra' dans la Forêt Noire, une commune de paysans en pleine insurection, allant prendre le château. Bakounine se souviem de son état d'artilleur, leur enseigne les mouvements et les dispositions nécessaires pour prendre le château, leur donne des instructions et remonte dans la voiture pour continuer sa route.

Lorsque Bakounine vint à Prague, il y trouva le congrès slave déjà réuni. Présenté par un député de la Galicie, il fU[invité à prendre part aux travaux de ce premier concile d'une nationalité qui se réveillait enfin, après des siècles de léthargie. On y parlait toutes les langues slaves, il ne manquait qu'une seule, la langue russe. Personne au monde ne pouvait mieux représenter l'idée révolutionnaire de la petite minorité de sa patrie que Bakounine, lui Russe, ami des Polonais, armé de tout ce que la science allemande pouvait donner, et socialiste, comme les hommes les plus avancés de la France. Bakounine, dès son apparition, acquit une influence immense et très populaire. Son extérieur noble et tout à fait slave, son énergie, son caractère ouvert, sa parole claire et profonde, rallièrent autour de lui les hommes effectivement révolutionnaires de la Bohème et les Slaves autrichiens.

Vous connaissez, Monsieur, l'histoire de la révolution de Prague. C'est l'histoire typique de toutes les révolutions, écloses à la suite du 24 février. Victoires faciles au commencement, les vainqueurs se sentant profondément indignes d'être vainqueurs, une foi aveugle aux concessions hypocrites du pouvoir, discussions oiseuses et formalités, perte de temps, prise d'armes inopportune et défaite complète.


Дата добавления: 2021-03-18; просмотров: 41; Мы поможем в написании вашей работы!

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